Fiction: Portsall (terminée)

Il y a trois choses que Tayuya déteste par-dessus tout : le froid, le bruit, les gens. Lorsqu'elle se retrouve contrainte de s'ajouter à un groupe d'ados à problèmes pour un stage de voile, c'est donc un peu comme si on lui avançait son apocalypse personnelle sur un plateau d'argent. [ Attention, mise à jour du 1er chapitre pas encore validée par les modérateurs, d'où incohérences ! ]
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NeN (Masculin), le 14/04/2014
Oh oh attention ! Le premier chapitre de cette fiction n'a pas encore été mis à jour, j'attends toujours la validation par les modérateurs et je ne pensais pas qu'ils publieraient le chapitre 2 sans avoir mis à jour le chapitre 1. Désolée pour les incohérences qui en découlent... Et bonne lecture.



Chapitre 3: Les yeux vif-argent



Debout sur la terrasse en bois, Asuma tirait lentement sur sa cigarette en contemplant les éclaboussures du soleil levant sur la cime des pins qui bordaient la route. L'air était encore frais et humide de la nuit à peine passée. Les oiseaux de la forêt d'en face piaillaient, le bruit léger de leurs gazouillements et des battements d'ailes traversant la chaussée pour venir chantonner jusqu'à lui. Tout était serein et frissonnant.

Le moniteur écrasa son mégot dans un pot de fleur posé sur le rebord de la fenêtre et quitta la terrasse brillante de rosée pour regagner l'intérieur de la maison. Kurenai était déjà plongée dans les documents administratifs, debout dans la petite pièce qui leur servait de bureau ; sachant qu'elle n'aimait pas l'odeur du tabac, il resta sur le pas de la porte et se contenta de s'appuyer contre le chambranle usé.

— Dis donc, je me demandais… Est-ce que c'est normal qu'on ait Uchiha et Uzumaki d'un coup ? La coïncidence est forte, non ?

— C'est ce que je suis en train de regarder, dit nerveusement la jeune femme. Et je crois que ce n'est pas une coïncidence.

Elle étala les dossiers des stagiaires sur toute la surface du bureau, désignant les cases "signes particuliers" de chacun. Asuma vint se pencher sur les papiers, perplexe.

— Encore un coup d'Orochimaru…

— Il aurait pu nous prévenir, fulmina Kurenai. On n'a aucune formation pour les cas sociaux.

— Ce qui m'intrigue vraiment, c'est pourquoi décider tout d'un coup de faire des stages de ce genre. On n'est pas en camp de redressement, que je sache.

— Je n'en sais rien, mais je n'aime pas ça, décréta Kurenai en rassemblant les documents. Vivement que Kakashi prenne la relève, ce directeur me met mal à l'aise. Qu'est-ce qu'on fait pour les gamins ?

— Ce qu'on fait ? répéta Asuma en lissant sa barbe d'un air embêté. J'en sais rien, on fait comme si tout était normal. Après tout, c'est ce qui est important pour eux, non ?

Elle le fixa avec tant d'attention qu'il se sentit mal à l'aise. Sortant à nouveau son paquet de cigarettes, il recula vers la porte alors qu'elle répondait simplement :

— Si tu le dis.



Tayuya détestait les matins. Tout était froid et immobile, terni d'une lueur pâle qui se répandait sur les restes de la nuit comme si elle n'avait jamais existé, comme si tout recommençait à nouveau.

Les matins n'étaient que des mensonges.

La fumée glissa lentement entre ses lèvres, envahit sa gorge, remplaça la moindre particule d'oxygène au plus profond de son organisme par des bouffées grises et sèches qui étouffaient les vides et comblaient les pleins. Elles étranglaient sa respiration, coupaient son souffle, puis se retiraient en arrachant un peu d'elle-même ; au bord de la suffocation, elle exhalait enfin un nuage bleu qui venait persister devant son visage avant de s'effilocher dans l'air. Et la tête lui tournait, le monde devenait moins précis, la vie plus floue. Elle se dissipait, s'écorchait les poumons, s'oubliait un peu plus.

Une bourrasque vit voltiger la cendre de sa cigarette avant qu'elle n'ait eu le temps de la faire tomber elle-même et elle se couvrit le visage d'un bras pour se protéger d'une volée de feuilles. Son regard suivit machinalement leur course par-dessus la côte et dériva vers l'horizon barré de nuages blancs.

Qu'est-ce qu'elle faisait là ?

Ce n'était pas les rues sombres de sa ville, ce n'était pas les murs clos de sa chambre, ce n'était pas les mains fermées de sa mère. C'était le vent, le soleil, la mer, le ciel. Elle n'appartenait pas à cet univers, elle ne le connaissait pas. Alors que faisait-elle à l'aube de ce nouveau chapitre de sa vie, sur cette côte escarpée ? Qu'était-elle censée écrire sur cette page encore vierge ?

Le bruissement d'un animal dans les herbes hautes lui fit tourner la tête vers l'angle du hangar derrière lequel elle s'était glissée. Il n'y avait pas beaucoup de place entre la paroi aveugle du bâtiment et les rochers qui descendaient directement vers la mer, alors le petit chien blanc émergé d'un buisson de fougères vint directement vers elle en longeant le bardage. Tayuya le repoussait du pied quand les herbes remuèrent à nouveau.

— Tiens, s'étonna Kiba en apparaissant à la suite de son chien. Déjà debout, caïd ?

Il enjamba prudemment la touffe de fougère en se plaquant contre le hangar pour ne pas tomber dans les rochers et la rejoignit avec précaution. Ses vêtements étaient froissés et ses cheveux ébouriffés. Il avait l'air d'un oiseau tombé du nid.

— 'ien dormi ? demanda-t-il en baillant à s'en décrocher la mâchoire.

— Dégage, répondit machinalement Tayuya.

C'était toujours pareil. A peine trouvait-elle un coin encore non envahi par la masse bruyante et agitée des autres stagiaires que quelqu'un – souvent le même – se débrouillait pour venir briser sa solitude. Pas moyen de déprimer tranquille ici.

— Qu'est-ce que tu fais là ? demanda encore Kiba en se penchant pour regarder l'à-pic devant eux. Méditation ? C'est inattendu de ta part.

— Fous le camp, j't'ai dit.

— Si tu attends le lever de soleil, tu t'es trompée de point cardinal. Il se lève de l'autre côté du hangar.

Tayuya donna un coup plus sec que les autres dans le flanc du chien qui recula enfin et se tourna vers le jeune homme :

— Quel mot tu comprends pas dans "casse-toi, tu me fais chier" ?

— C'est toi qui fais chier, t'en as jamais marre d'envoyer bouler les autres en permanence ? finit par s'impatienter Kiba d'un ton dur. Ça t'arrive de dire autre chose que "dégage" ?

L'immobilité de la nuit lui pesait encore trop pour qu'elle se mette en colère, pas assez réveillée, pas assez vivante, alors elle se contentait de le regarder de haut en retenant un rire désabusé. Pauvre petite gueule de clown, son indifférence le blessait ? Qu'il aille se faire exister ailleurs. Elle ne serait pas celle qui entretiendrait l'interaction.

— Et puis j'suis pas sûr que la clope soit autorisée dans ce camp, ajouta Kiba en fronçant le nez. D'autant plus que t'es mineure.

— Han, rigola Tayuya en s'avançant vers le rebord de la terrasse pour se laisser tomber sur un rocher en contrebas. Tu vas aller me dénoncer ? J'en ai les jambes qui tremblent.

Elle sauta sur le rocher suivant en secouant la tête, son rictus ironique impitoyablement plaqué sur son visage. Kiba la regarda poursuivre sa descente en ravalant sa frustration.

— Tu vois, la vérité, c'est que t'as peur de parler avec les gens, balança-t-il en s'engageant à son tour sur l'amas de granit. Tu sais pas comment faire, alors tu fais comme si tu t'en foutais.

— Rectification : je ne fais pas "comme si", je m'en fous tout court, informa Tayuya par-dessus son épaule.

— Parce que t'as peur d'être jugée, poursuivit Kiba sans tenir compte de l'interruption. Tu veux pas courir le risque d'être mal aimée. Du coup tu choisis de pas être aimée du tout.

Tayuya finit par se retourner. Elle avait cerné depuis le début le plaisir et la facilité avec lesquels ce type analysait les caractéristiques du comportement des autres, mais cette sortie stérile de grands principes généraux ne l'impressionnait absolument pas.

— Ta psychologie de comptoir est censée retenir mon attention ?

Les lèvres fines de Kiba s'étirèrent en un sourire amusé, modelant au passage une fossette au creux de ses joues. Elle comprit qu'elle avait non seulement visé juste, mais qu'en plus son charabia avait eu l'effet voulu : elle s'était bel et bien arrêtée pour le regarder. Tayuya se détourna avec une exclamation dédaigneuse et se laissa tomber plus bas pour rejoindre le niveau de la mer.

— Pourquoi tu caches tes cheveux avec un bonnet, caïd ? persista l'autre dans son dos.

— Cette conversation dure déjà depuis trop longtemps. Dégage.

— T'appelle ça une conversation ? J'sais pas où t'as appris la vie mais on n'a visiblement pas eu les mêmes profs.

— Sans déconner, grogna Tayuya entre ses dents.

— Tu sais, c'est pas si compliqué. On commence par dire salut, ça va ? Moi c'est Kiba, j'ai quinze ans, une grande sœur surdouée et une mère caractérielle, j'aime le rock et le rugby et je veux être dresseur de chiens plus tard.

— J'en ai rien à battre de ta vie, bouffon.

— Et là, tu réponds : moi c'est Tayuya, j'ai quinze ans aussi, j'aime le tabac et cracher à la gueule des autres, j'veux être emmerdeuse professionnelle quand j'serais grande.

Elle fit volte-face si brusquement que la surprise le fit déraper sur le rocher qu'il descendait et il faillit perdre l'équilibre. D'un geste, elle l'avait choppé par le col et attiré si près que leurs fronts faillirent se cogner.

— Va te faire foutre. T'as compris ou tu veux que je répète lentement ?

— Répètes lentement ?

Ses pieds décollèrent avant qu'il n'ait pu faire un geste ; la seconde d'après, il percutait violemment la surface de l'eau. Tayuya se redressa alors qu'il s'enfonçait entre deux rochers, poussé dans le vide sans préambule, balayé du chemin d'un geste comme l'énième élément superflu de son existence qu'il était.

— Putain elle est froide ! hurla-t-il en refaisant surface.

Tayuya leva les yeux au ciel, repoussa encore une fois le chien qui jappait après son maître entre ses jambes et reprit sa route. Fallait pas se foutre de la gueule du monde non plus, elle n'avait pas survécu à toutes ces années et traversé la moitié du pays pour se faire emmerder par un minet tout juste sorti des jupes de sa mère, fût-elle caractérielle.
Elle le laissa là et longea la côte avant de remonter sur la terrasse où elle croisa Gai et son clairon en route pour le réveil des troupes. Après avoir fait un soigneux détour pour éviter d'avoir à répondre à son salut enthousiaste, elle alla s'abattre sur une chaise à la table du petit déjeuner et grimaça lorsque la sérénade du moniteur retentit jusqu'à elle.

____


Les stagiaires arrivèrent un par un, peuplant peu à peu la pièce et augmentant son niveau sonore par des échanges brefs et superficiels qui se transformèrent lentement en une vraie conversation lorsque la fille aux chignons et la blondasse qui lui servait de coéquipière débarquèrent. Tayuya s'efforça d'ignorer les voix qui s'élevaient autour d'elle en restant penchée au-dessus de son bol de café, les bras étroitement croisés sur la table.

— Sérieux, ta mère a fait ça ?! Ouaah.

— Quelqu'un peut me passer les céréales ?

— Mais pousse-toi de là, Uchiha !

— Putain, Naruto, il est même pas huit heures et tu me fais déjà chier, tu veux pas la mettre en sourdine ?!

— Hé ho ! J'peux avoir les céréales ?

— De quoi ? C'est toi qui…

— Les céréales, bordel !

Tayuya ferma les yeux. Les exclamations se mêlaient au bruit des cuillères métalliques s'entrechoquant sur la porcelaine, des raclements de chaises et des claquements de portes, formant un puissant capharnaüm qui l'assaillait de toutes parts. Elle serrait les dents et rentrait davantage la tête dans les épaules quand soudain, une masse d'eau glaciale lui tomba dessus comme une enclume, vlan ! Le froid était tel qu'il lui coupa le souffle et ce furent les autres qui poussèrent des cris de surprise en se jetant sur les baguettes de pain pour les protéger de l'inondation.

— Backfiring, déclara Kiba en redressant le seau qu'il venait de vider.

Il avait de nouveau cet espèce de rictus dangereux qui réduisait ses yeux en deux fentes lorsque Tayuya se retourna d'un bond, ruisselante d'eau de mer. Kakashi entra dans la pièce à ce moment-là et s'étonna mollement :

— Il est un peu tôt pour les règlements de compte, non ?

— Allons, Kakashi, tu devrais plutôt te réjouir de voir à quel point ces jeunes s'amusent entre eux ! déclara Gai qui le talonnait. Déjeunez rapidement, les rookies, nous avons un programme chargé qui nous attend ! Oh, et voici Asuma et Kurenai, ajouta-t-il en désignant les deux adultes qui venaient d'entrer. Ils seront vos monos pour la deuxième partie du stage.

— Quelle deuxième partie du stage ?

— Il y a deux phases dans votre apprentissage, une partie en voile légère et l'autre en croisière. Avec de vrais voiliers habitables.

— Trop cool ! s'exclama l'infatigable Tenten alors que même les plus renfermés des stagiaires levaient un œil intéressé. On va dormir dans les bateaux et tout ?

— Vous allez faire bien plus qu'y dormir, vous y vivrez une aventure merveilleuse qui vous révèlera à vous-mêmes tout en vous faisant découvrir les enchantements de la côte vue de la mer, sans mentionner les infinis plaisirs de la vie à bord qui…

— Bon, on se dépêche, la marée n'attend pas et le temps se couvre ! beugla une tornade inconnue en jaillissant du couloir. Gai, Kakashi, les semi-rigides sont opérationnels sur la jetée, mais si vous leur refaite ne serait-ce qu'une égratignure, c'est vous que je passe à la ponceuse. Compris ?

— Compris.

Tayuya suivit le mouvement et se leva avec les stagiaires tout en observant la nouvelle monitrice entre les corps en déplacement. Elle était infiniment plus imposante que la douce Kurenai, ainsi campée dans son énorme ciré rouge barré de poches et de bandes réfléchissantes, ses yeux vif-argent bondissant d'un visage à un autre comme pour imprimer dans sa mémoire les traits de chacun des stagiaires. Tayuya se demanda s'il y avait encore beaucoup de moniteurs cachés dans ce camp et s'ils étaient tous aussi inhabituels que ceux qu'elle avait déjà rencontrés, puis se dit que réflexion faite, qu'est-ce qu'elle en avait à foutre ?

— Très bien, la leçon du jour consiste à savoir empanner !

Kakashi jeta un coup d'œil méfiant au ciel qui se couvrait doucement de nuages puis se tourna pour approuver son collègue d'un signe de tête guère convaincant. Alignés devant leurs catamarans prêts à partir, les stagiaires s'efforçaient d'entendre les indications du moniteur dont la voix pourtant puissante peinait à recouvrir le fracas du vent.

— On va faire un petit topo rapide. Quelles sont les principales allures en navigation ?

Les adolescents échangèrent quelques regards silencieux, plus préoccupés par la crête blanchissante des vagues que par le vocabulaire de la voile. Pris d'un doute, Gai demanda plus précisément :

— Qu'est-ce qu'une allure ?

Silence encore. Ce fut Kakashi qui reprit depuis le début :

— L'allure désigne la direction que prend un voilier par rapport au vent. Il y en a cinq principales, de la plus près du vent à la plus éloignée : près, bon plein, travers, grand largue et vent arrière. Quand on dit qu'un voilier est vent arrière, cela signifie donc que le vent vient de son arrière. Logique. Le près est ce qui précède le vent debout. Un voilier est vent debout lorsqu'il est face au vent, il n'avance donc pas puisqu'il n'y a pas de prise sur les voiles. Vous suivez ?

— Or donc, les manoeuvres que vous avez faites hier s'appellent des virement de bord. Cela signifie que vous changez d'amure en passant par vent debout. Qu'est-ce qu'une amure, me demanderez-vous ! Simplement le côté duquel le voilier reçoit le vent. Aujourd'hui, vous allez apprendre à empanner, c'est-à-dire à changer d'amure par vent arrière. Vous comprenez ?

— Non, fit aussitôt Kiba en forçant la voix pour se faire entendre au milieu du sifflement des vagues.

— Bon, d'où vient le vent ? demanda alors Gai en levant le nez dans les bourrasques. Du nord-est. Tournez-vous tous face au vent.

Le petit groupe effectua une rotation de quelques degrés et recula sous l'effet d'une rafale. Tayuya se prit une giclée de sable dans les yeux et rata le début de la phrase :

— … Tournez-vous encore un peu vers la dune. Voilà, vous êtes au près. Ce qui signifie que si vous tournez à droite, vous empannez, tandis que si vous tournez à gauche, vous virez de bord. Vous comprenez pourquoi ?

— Non ! répéta Kiba, ses cheveux rabattus sur son visage tanné.

— En gros, quand tu pousses la barre, tu vires, et quand tu la tires, tu empannes, coupa court Kakashi. Allez, on lève l'encre maintenant, la mer commence à devenir inquiétante.

Ce type avait un don pour rassurer ses élèves, observa sombrement Tayuya alors que les équipages s'avançaient d'un pas mal assuré vers leurs embarcations.

____


— Et putain sa mère !

Une nouvelle vague vint s'abattre sur la toile du trapèze, balayant le catamaran d'un flot violent et glacé qui noya à moitié les passagers. Ruisselante, Ino se raccrocha désespérément au pied du mât tandis que Tayuya s'acharnait à retenir l'écoute du foc qui sautait de son taquet toutes les deux secondes.

— Et putain sa grand-mère ! jura-t-elle encore alors qu'une nouvelle secousse lui arrachait encore une fois l'écoute des mains. Saloperie de voile à la con !

— Ferme ta gueule deux minutes ! lui jeta Kiba depuis la barre tressautante. On s'entend plus penser ici !

— A quoi tu veux penser ?! gueula Tayuya que la précarité de leur situation rendait encore plus agressive que d'habitude. C'qu'on a à faire est simple : ne pas mourir !

— Essaye de repérer le mono au lieu de dire des conneries ! J'crois que la barre contrôle plus rien !

Entre eux, la grand-voile battit de l'aile et vint s'entrechoquer dans les haubans, devant Ino qui gémissait :

— Vous croyez que le bateau va tenir ?

Elle avait à peine fini sa phrase que la bôme claqua une nouvelle fois dans les haubans et se déboîta. L'épais tube de métal s'abattit en travers du trapèze au milieu de leurs cris, uniquement retenu par la grand-voile toujours enfilée dans le mât, puis la toile bleue s'ébroua par à-coups en les recouvrant à moitié.

L'écoute du foc toujours fermement enroulée autour de son poing, Tayuya se débattit contre la voile et se glissa de l'autre côté de la bôme pour essayer de la replacer, mais les secousses étaient trop fortes, la tension trop puissante et les cris d'Ino trop stridents pour qu'elle arrive à quoi que ce soit.

— Faut affaler ! gueula-t-elle à Kiba.

Aucune réponse ne lui parvint, le jeune homme étant dissimulé par la voile froissée devenue inutile, mais un instant plus tard son écoute fut libérée et la toile s'affaissa. Tayuya la tira aussitôt vers le bas pour en interrompre les battements frénétiques de plus en plus dangereux, puis la fourra sous la bôme qu'elle cala comme elle put sous les lignes de vie. Ses yeux cherchèrent automatiquement ceux de Kiba alors qu'elle se laissait enfin retomber en arrière, essoufflée, et ils échangèrent un regard par-dessus le tas informe de leur grand-voile affalée en catastrophe. Et maintenant ?

— Vague ! hurla Ino derrière eux.

Tayuya eut à peine le temps de se recroqueviller contre la bôme avant que la trombe d'eau ne s'abatte sur eux. Le catamaran tanguait affreusement, se soulevait en permanence, se maintenait en équilibre précaire sur la crête d'une vague puis replongeait dans les creux en une chute vertigineuse. Ils avaient l'impression qu'ils allaient chavirer à tout moment.

— Bordel ! laissa échapper Tayuya lorsque l'écoute du foc fila entre ses doigts.

Parfaitement consciente que si elle lui échappait des mains, ils n'auraient plus le moindre contrôle du bateau, Tayuya se jeta sur la corde de nylon qui lui claqua violemment au visage et referma sa prise. Derrière elle, Kiba s'écria :

— Le palan droit s'est bloqué !

— Manquait plus que ça ! explosa Tayuya, tendue par l'effort qu'elle devait déployer pour retenir la petite voile gonflée à bloc. Qu'est-ce qu'ils me cassent les couilles avec leur daube ! J'espère qu'on se dirige pas vers la côte parce qu'on pourra pas éviter de se ramasser sur les rochers !

— Qu'est-ce qu'on fait ? paniquait Ino, toujours agrippée au mât. Tayuya, qu'est-ce qu'on fait ?

— Des gaufres, tiens ! Qu'est-ce que tu veux qu'j'en sache, pauvre conne ?!

L'écoute lui arrachait la peau des mains. C'était horrible.

— Commence par venir m'aider au lieu de rester collée à ce putain de mât comme une huître à son rocher !

— Mais j'ai peur !

Tayuya explosa encore une fois :

— Parce que tu crois que j'ai pas peur, moi ?!

L'injonction assomma Ino comme un coup de massue. Tayuya avait parlé sans réfléchir et pensait déjà à autre chose sans réaliser à quel point il était désarçonnant pour ses coéquipiers de l'entendre exprimer une émotion, quelle qu'elle fut. Ignorant le regard décontenancé qu'échangeaient les deux autres, elle passant tant bien que mal de l'autre côté de la bôme et put enfin remettre la corde dans son taquet qu'elle bloqua furieusement du talon.

— Bon, maintenant où est ce con de mono ? pesta-t-elle ensuite en sondant les vagues du regard, fermement accrochée aux haubans contre lesquels elle s'était calée. S'il ne rapplique pas dans la minute…

— Le palan, répéta Kiba d'une voix précipitée. Le palan droit est complètement…

Il sursauta quand Ino apparut devant lui, se déplaçant à quatre pattes sur le trapèze ruisselant avec une rapidité inattendue. Sans hésiter, elle agrippa la ligne de vie, se pencha par-dessus bord et plongea le bras dans l'eau ; en quelques secondes, le palan était libéré et Ino rejetait au loin une grosse masse d'algues en grimaçant.

— Beurk beurk beuuuuurk ! C'est trop dégeu !

Les deux autres la regardaient avec stupéfaction. C'était bien la première fois que cette gourdasse parvenait à se rendre utile à bord. Pas si nunuche que ça, la minette, convint Tayuya alors que la blondasse essuyait ses mains sur son ciré avec dégoût.

— Là-bas ! aperçut ensuite Ino avec espoir.

Elle rabattit ses cheveux trempés en arrière, porta une main en porte-voix à sa bouche et poussa un hurlement époustouflant de décibels :

— CAPITAINE GAI !

Tayuya était occupée à masser son oreille douloureuse quand elle remarqua les traces rouges qui parsemaient le trapèze. Jetant un œil à sa paume, elle constata alors qu'elle s'était abondamment écorchée avec l'écoute de foc et pesta pour la centième fois de la matinée.

— Oh là là, s’exclama Gaï qui les accosta dans un tourbillon d'écume. C’est quoi cette pagaille ?

— C’est votre matos de merde qui fout le camp, cracha aussitôt Tayuya en faisant volte-face. Vous l'avez trouvé dans une poubelle, cette camelote ?

— Allons, allons, les meilleurs font feu de tout bois, pas vrai ? se défila le moniteur alors qu'une nouvelle vague les soulevaient.

Il ajouta quelque chose, mais le creux qui s'était formé entre les deux embarcations les empêcha d'entendre. Il fallut attendre que Gai manœuvre à nouveau son zodiac pour être à portée de voix :

— Bon, attrapez cette sangle, je vous remorque jusqu'à la terre. C'est ça, accrochez le mousqueton à l'anneau de remorquage, là, voilà, parfait. Attention, c'est parti !

Le zodiac s'élança vers le rivage, entraînant à sa suite le catamaran défectueux et son équipage. Surprise par l'embardée que fit le bateau en repartant, Ino glissa sur la toile mouillée du trapèze. Tayuya lâcha aussitôt les haubans pour la rattraper par le col de son gilet de sauvetage et se sentit déraper à son tour, mais Kiba l'intercepta au passage et la ramena en arrière par manche de son imperméable. Ils se raccrochèrent tous les trois à l'écoute du foc et regardèrent approcher le rivage avec le sentiment d'échapper à l'enfer.

Il leur fallut encore remonter le catamaran jusqu'en haut de la plage, puis ils purent enfin enlever leurs gilets de sauvetage et s’adosser contre le mur de la dune pour regarder avec un plaisir mesquin les autres se démener contre les vagues. Leur répit fut cependant de courte durée, car un second bateau vint bientôt les rejoindre dans un état aussi piteux que le leur et Asuma débarqua dans la minute pour réquisitionner au hasard trois d'entre eux en cuisine.

Hésitant entre la satisfaction d'échapper à la remontée des catamarans au hangar et l'irritation de se voir ainsi mobilisée, Tayuya suivit Temari et Shikamaru dans la maison avec mauvaise humeur. Ils entrèrent dans l'immense cuisine en laissant des flaques d'eau salée partout sur leur passage.

— Alors, là c’est les casseroles, ici les couteaux… La réserve est derrière cette porte, les aliments sont stockés là. Le four est à gaz, il faut l'allumer avec un briquet…

Occupée comme les deux autres à enlever son ciré trempé avec dégoût, Temari interrompit le monologue du moniteur pour demander :

— On peut pas au moins aller enlever nos combis ?

— Pas le temps, le repas doit être prêt dans une demi-heure, informa placidement Asuma en tirant sur sa cigarette. Au boulot.

Il les laissa plantés là, ruisselants entre un fourneau de la taille d'une voiture et une essoreuse à salade aussi grande qu'une machine à laver. Temari sembla lutter un instant contre la crise de nerfs, mais se résigna finalement à s'approcher du panneau d'affichage pour y lire le menu du jour. Le froid et l'humidité semblaient être déjà venus à bout de l'espèce de carapace âcre et râpeuse qu'elle arborait le jour de leur arrivée, laissant place à l'ado finalement assez simple qu'elle était malgré tout. C'était comme si elle n'avait plus le temps de penser à être revêche.

— Pâtes carbonara… marmonna-t-elle. Quelqu'un sait ce qu'il y a dans des pâtes carbonara ?

— Tout le monde sait ce qu'il y a dans des pâtes carbonara, grommela Shikamaru qui essorait ses cheveux défaits.

— Ah oui, j'oubliais que j'avais affaire à monsieur je-sais-tout, s'emporta aussitôt Temari en faisant volte-face. Pourquoi est-ce que tout le monde devrait forcément connaître la recette de…

— Même moi qui cuisine jamais, je la connais, alors…

— Ben tiens, ça m'étonne pas ! C'est les femmes qui font la bouffe chez toi, c'est ça ?

— Exactement, répliqua Shikamaru avec un aplomb déconcertant. Mais je m'attends pas à ce que quelqu'un comme toi comprenne ce qu'il y a de beau dans cette tradition.

— Alors en plus de pas savoir hisser une voile et d'être une feignasse, t'es aussi macho ? Ça commence à faire beaucoup pour une seule personne !

— Voilà, je disais bien que tu comprendrais pas…

— Commencez pas à me faire chier, menaça Tayuya alors que Temari s'apprêtait à répondre. On a du boulot, alors bougez-vous le cul au lieu de vous prendre le chou.

____


Une heure plus tard, quand Hinata passa la tête par la porte de la cuisine, ce fut pour apercevoir un véritable champ de bataille. Un flot de coquillettes était répandu sur le carrelage, au milieu d’une batterie de casseroles vides ; Temari tentait sans le moindre succès de récupérer une poêlée de lardons carbonisés, Shikamaru avait disparu sous la vapeur qui sortait par bouffées de la grande passoire pleine de pâte qu’il secouait dans l’évier et Tayuya soulageait tant bien que mal ses doigts brûlés avec une carafe pleine d'eau froide.

— Hem… Je venais voir si vous aviez besoin d’aide, dit Hinata en s'avançant timidement dans la cuisine dévastée.

Temari se tourna vivement vers elle, sa poêle dans une main, une spatule dans l’autre.

— Non, tout est sous contrôle, ça se voit pas ? fulmina-t-elle.

— C'est bon, ferme-là, grogna Shikamaru en cherchant un saladier. C'est de ta faute si Tayuya s'est brûlée et que dix kilos de pâtes sont foutus, alors si j'étais toi je la ramènerais moins.

Temari pivota vers lui en brandissant sa spatule d’un air menaçant pour s'emporter de plus belle :

— On peut pas dire que j'ai été beaucoup aidée ! C'est pas la motivation qui t'étouffe, toi !

— Parce que t'étais plus motivée que lui pour faire la bouffe ? rétorqua violemment Tayuya. Quand on sait pas se servir de ses mains, on boucle sa grande gueule !

— Euh… Les champignons brûlent, fit timidement remarquer Hinata.

Temari fit volte-face pour s'occuper des poêles qui s'alignaient sur la cuisinière. Pétrifiée par l'accueil qu'on lui avait fait, Hinata restait plantée sur place sans oser bouger quand Tayuya se tourna vers elle.

— Tu peux faire quelque chose, lui lança-t-elle. Trouve-moi une trousse à pharmacie.

Hinata se précipita vers les placards et ne mit que quelques instants à en sortir un paquet de coton et de la pommade. Prête à se laisser faire pourvu que la douleur s'apaise, Tayuya lui tendit sa main blessée quand la jeune fille revint vers elle en débouchant le tube.

— Oh là là, gémit Hinata en recouvrant la brûlure d'une épaisse couche de Biafine. Tu ne t'es pas ratée…

— Eau bouillante, expliqua Tayuya, les dents serrées.

A cet instant, Tenten fit irruption dans la cuisine et laissa échapper un éclat de rire devant le spectacle apocalyptique qu'elle avait sous les yeux. Apparaissant à côté d'elle, Neji se contenta de lever un sourcil dubitatif avant de lui emboîter le pas sur le champ de bataille ; prenant soin d'éviter les flaques d'eau et de pâtes, Tenten rejoignit alors la cuisinière et se pencha par-dessus l'épaule de Temari pour voir l'origine de la fumée.

— Hou, le massacre, rigola-t-elle. Donne une de tes spatules, je vais t'aider.

— J'tai rien demandé !

Mais elle lui avait pris une cuillère des mains et remuait vigoureusement les champignons. Elle s'occupa également de la crème, des oignons et du fromage râpé pendant que Neji trouvait enfin les serpillières ; en quelques minutes, le repas était prêt et la cuisine à moitié rangée. Impressionné par l'efficacité des deux stagiaires, Shikamaru leur fila un coup de main pour balayer le sol en se demandant comment ils avaient réussi à faire autant de dégâts alors qu'ils n'étaient que trois.

____


— Qu’est-ce qui est arrivé à ta main, caïd ?

Tayuya faillit répondre son habituelle rengaine "ça te regarde ?", mais sans qu’elle ne sache pourquoi, l'explication franchit le seuil de ses lèvres. Formulée à sa façon cependant :

— L'autre conne m'a renversé une demie marmite d'eau bouillante sur les jointures en essayant d'égoutter les pâtes que t'es en train de bouffer, alors savoure-les au lieu de me faire chier avec tes questions !

De l'autre côté de la table, Temari lui jeta un regard noir, mais la culpabilité retint la réplique acerbe qu'elle s'apprêtait à lancer. Kakashi fit diversion en annonçant que vu le temps, ils ne retourneraient pas sur l'eau cet après-midi. Le soupir général qui gagna la table parvint jusqu'aux oreilles de Gai qui fronça les sourcils :

— Sachez qu'un vrai marin navigue par tous les temps, les sermonna-t-ils entre deux bouchées de spaghettis. Vous n'aurez pas l'occasion de régler la force du vent lorsque vous traverserez l'Atlantique.

— On n'a jamais eu l'intention de traverser un jour l'Atlantique, grogna Temari depuis son bout de table.

— On va faire quoi, alors, cet après-midi ? s'inquiéta Sakura.

— Oh, je ne sais pas, pourquoi pas quelques cours théoriques ?

Et effectivement, ils se retrouvèrent une demi-heure plus tard affalés à des bureaux placés en U autour d'un tableau vert devant lequel Kurenai énumérait les différentes cordes et ficelles présentes sur un bateau. Tayuya écouta les premières minutes, puis perdit le fil lorsque la monitrice entama le chapitre sur les allures. Lorsqu'elle en vint à la navigation astronomique, Tayuya avait déjà calé sa tête entre ses bras croisés et comptait les moutons.

Autour d'elle, l'attention déclinait tout autant et le murmure des conversations s'élevait doucement. Sans doute que le fait de se retrouver coincé sur une chaise entre un voisin de droite et un voisin de gauche favorisait les échanges ; toujours était-il que les têtes se penchaient plus spontanément les unes vers les autres, rassemblant les duos ou les trios qui prenaient de plus en plus forme au fil des heures pour créer des groupes de discussion hétéroclites.

— Et ainsi, si on calcule l'hypoténuse de ce côté et qu'on reporte la donnée sur la carte, on obtient la distance approximative qui nous sépare de l'étoile polaire…

Puis c'était Naruto qui finissait par fédérer un à un les groupes autour d'une même discussion au sujet suffisamment inédit pour attirer l'attention, relancé par la curiosité intéressée de Kiba :

— Ouais, et tu disais quoi à propos de la directrice de ton lycée ?

— Ah oui, eh ben, elle fait super jeune mais en fait elle est super vieille ! Il paraît qu’elle est championne nationale de boxe à mains nues…

— On appelle pas ça du catch ? s'en mêlait Tenten.

— Est-ce qu'elle a un maillot à paillettes et des talons aiguilles ? intervenait ensuite Ino en frétillant, attirant avec elle l'attention réservée de Sakura puis celle encore plus silencieuse de Sasuke.

— J'sais pas, mais vu la taille de son décolleté, doit y'avoir du spectacle…

— Ha ha !

— Dites donc, dites-le si ce que je raconte ne vous intéresse pas ! finit par s'offusquer la belle Kurenai.

De l'autre côté de la discussion générale, Shikamaru détacha son regard endormi de la fenêtre pour jeter un œil à la salle. Il avisa alors les trois seuls silhouettes restées à leur place initiale et les détailla de plus près : Tayuya, bien sûr, puisqu'elle semblait déterminée à ne pas se sentir concernée par le monde qui l'entourait ; Gaara, naturellement, royalement indifférent au cours comme à l'agitation périphérique ; et Temari qui regardait le groupe d'un œil furieux.

Pourquoi leur en voulait-elle, exactement ? se demanda Shikamaru en la dévisageant. Pour arriver à être des adolescents normaux ? Pour parvenir à discuter entre eux sans plus de difficultés ? Pour être ce qu'elle n'était pas en dépit de tous ses efforts – une simple fille de quinze ans ?

Elle les regardait avec tant d'aigreur, et pourtant, Shikamaru discernait parfaitement cette lueur d'envie qui rallumait ces yeux sombres, cette petite voix qui disait : Oh, j'aimerais bien être capable de me lever et de m'intégrer à cette discussion pourtant complètement stupide, juste comme ça, juste pour être avec des "autres"…

Son frère y arrivait, lui, remarqua encore Shikamaru en observant le visage massif de Kankurô entre ceux de Tenten et Sakura. Oh, il n'était pas le plus bruyant, mais il était là, au milieu d'eux. Comme les deux extra-terrestres, réalisa soudain Shikamaru en apercevant Neji et Hinata raccrochés au groupe comme l'étendard d'un navire à sa poupe.

Enfin, surtout Hinata, analysa-t-il ensuite en les scrutant de plus près. Inconsciemment attirée par la chaleur qui se dégageait du centre de la classe, elle avait discrètement rapproché sa chaise jusqu'à ce que Kiba l'aperçoive et agrandisse le cercle en ouvrant un bras ; fidèle à l'ombre qu'il semblait s'évertuer d'être, Neji avait suivi le mouvement et se tenait juste derrière elle, occupé à suivre le cours de Kurenai tout en tendant l'oreille afin de recueillir le rire fragile qui sonnait régulièrement par-dessus son épaule.

— Se repérer grâce aux étoiles est d'une grande aide lorsqu'on se retrouve sans carte ni boussole ni GPS ni téléphone portable ni radio…

— Ce qui risque difficilement d'arriver de nos jours, grogna Shikamaru pour lui-même en se retournant face au tableau.

— Dans cette école de voile, toutes les catastrophes semblent envisageables, répliqua la voix de Temari sur sa droite.

— C'est pas faux.

Ils échangèrent le même regard étonné, pris de cours par le dialogue involontaire qui leur était échappé, puis Temari haussa les épaules en lui tournant le dos tandis que Shikamaru laissait un sourire amusé étirer ses lèvres. Rien à faire, on a besoin de se sentir exister, pas vrai ? Que ce soit par une parole, un regard ou un geste, le résultat est le même. Hein, Temari ?

____


— Dites, comment ça se fait que le hasard ait réuni Sasuke et Naruto dans le même stage de voile ?

La question provoqua un blanc parmi le petit groupe de cuisiniers rassemblé pour préparer le dîner. Passant sur les visages déboussolés de Kiba et Tenten, Shikamaru posa son regard attentif sur Sakura qui attendait une réponse en fixant résolument les quatre moniteurs assis avec eux. Il n'avait pas suffisamment fait attention à cette fille pour ne pas être surpris par l'expression d'une telle intuition.

Intuition ou déduction logique ? se demanda-t-il alors pensivement. Sakura ne semblait pas être le genre de personne à se baser sur quelque chose d'aussi imprévisible que l'instinct. C'était plutôt une bosseuse, une intelligence travaillée. Bref, on s'en fout, réalisa-t-il en reportant son attention sur Kurenai et Asuma qui échangeaient un regard difficilement interprétable. Ce qu'il voulait, c'était une réponse, et ce fut Anko qui s'y colla, ses yeux vif-argent encore plus brillants que d'habitude :

— Le point commun entre ces deux gosses n'est pas l'engagement politique de leurs pères mais leurs difficultés d'intégration sociale.

Son sourire s’étira encore quand elle regarda les stagiaires un par un, droit dans les yeux. à côté d'elle, les moniteurs s'étaient immobilisés, leur tasse de thé fumant dans leur main.

— Vous n'avez pas remarqué ? Familles monoparentales, émigrés, hyperactifs, orphelins, adoptés, rejetés… Vous avez tous un dossier en tant que cas social nécessitant un suivi particularisé. Vous n'êtes pas ici en vacances, vous êtes ici en camp de redressement pour mineurs à problèmes.

Un ange passa sur le groupe soudain lourdement silencieux, comme assommé par le passage d'une vague particulièrement glaciale. Ce fut Kiba qui s'ébroua le premier en marmonnant :

— Ça a le mérite d'être clair…

L'énumération résonnait encore dans leurs têtes, chacun essayant de se retrouver dans tous ces schémas qui les rejoignaient forcément, pour se demander ensuite : Tiens, qui est l'orphelin ? Qui est l'immigré ? Qui est l'adopté ? Et moi, qui suis-je vraiment ?

— "Camp de redressement"… N'en fait pas trop, Anko, intervint alors Asuma. On n’est plus à l’armée…

— Parce que vous y avez été ? demanda Tenten d’une voix blanche.

— Anko seulement, la rassura le moniteur. Nous, on vient de la marine marchande. Et de toute façon, aucun rapport entre ça et un stage de voile, on ne va pas vous faire faire de la gymnastique dehors à cinq heures du matin…

— Ah bon ?

— Non, Gai, tu peux ranger les haltères que tu as sortis sur la pelouse…

____


— Quoi ? sursauta Temari.

— Les échecs, répéta Shikamaru en montrant le jeu qu'il avait à la main. On fait une partie ?

Elle contempla le plateau carrelé de noir et de blanc, hésitante. Autour d'eux, le salon s'animait de l'activité de fin de journée, lorsque le dîner était avalé et qu'ils venaient s'entasser dans cette pièce aux murs de pierre. Ce soir-là, Naruto et Sasuke s'étaient attaqués à la cheminée ; d'engueulade en engueulade, un feu avait fini par s'élever dans l'âtre brun et pour la première fois, aucun stagiaire n'était parti se coucher en silence pour mieux fuir le reste du groupe. Même Gaara avait trouvé sa place dans un fauteuil près du foyer, à l'écart contre la bibliothèque. Autour de la table basse, les joueurs de cartes entamaient la première partie de la soirée tandis qu'Ino et Sakura chuchotaient ensemble sur le canapé. A l'autre bout du salon, Sasuke observait les flammes en jetant régulièrement des regards venimeux à Naruto qui s'agitait un peu trop pour une simple partie de tarot ; en face de lui, Tenten réexpliquait avec une patience infinie les règles à un Kankurô complètement perdu pendant que Neji et Hinata dessinaient les grilles des points.

— Il en manque plus que deux, compta finalement Shikamaru alors que Temari s'asseyait enfin en face de lui pour installer l'échiquier.

— Hein ? Si tu parles de Kiba et l'autre dingue, ils finissent la vaisselle.

— Ah ouais, c'est vrai. Bon, on tire la couleur à pile ou face ?

La proposition surprit Temari qui s'attendait sans doute à se voir automatiquement offrir le premier coup en écopant des pions blancs. Bah, se dit Shikamaru alors qu'elle cherchait une pièce dans la poche de son jean. Elle comprendrait bien assez tôt qu'en dépit de tout ce qu'elle pouvait dire à propos de son supposé machisme, il était le premier à considérer les femmes comme ses égales.

— Pile, c'est blanc ; face, c'est noir.

Si la vie pouvait être aussi simple, se dit encore Shikamaru alors que la pièce voltigeait dans les airs.

____


Tayuya essora son éponge pleine de mousse, se rinça les mains et tira un torchon pour s'essuyer. Sur l'égouttoir, la vaisselle fraîchement lavée du dîner s'entassait en vrac, mais loin de mettre de l'ordre dans cet empilement vacillant, Kiba en remit une couche en y ajoutant la dernière pile d'assiettes.

Derrière lui, Tayuya avait tiré une chaise et s'installait en fouillant ses poches. Le réfectoire désert s'assombrissait doucement avec la tombée de la nuit, dessinant avec une précision accrue le chemin d'un rayon de lune sur le carrelage. Les cris en provenance du salon venaient se répercuter faiblement contre les murs ; de ce que Tayuya comprit, Shikamaru et Temari avaient entamé une partie d'échecs visiblement serrée qui les avaient poussé sans succès à réclamer un peu de calme.

Tayuya se désintéressa de la vie au-delà du couloir pour revenir à la cigarette qu'elle était en train de rouler. Kiba vint s'asseoir à son tour et ouvrit son blouson : contre son torse, Akamaru gigota et sauta sur le sol, heureux d'être enfin libéré. Pourquoi n'allait-il pas plutôt rejoindre les autres ? se demanda vaguement Tayuya alors que Kiba s'accoudait sur la table, les bras croisés. Et pourquoi cachait-il son chien ? Il aurait bien pu le laisser en liberté dehors.

— Vas-y, Shikamaru ! beuglait Naruto depuis le salon. T'y es presque !

— Pff, fais pas comme si tu t'y connaissais, persifla aussitôt la voix acerbe de Sasuke.

— Ta gueule, le gosse de riche, j't'ai pas sonné !

Clic. La flamme de son briquet éclaira brièvement le réfectoire d'une lueur vacillante, puis tout redevint calme et bleu. Tayuya inspira profondément la première bouffée en se demandant pour la centième fois ce qu'elle foutait là. Pourquoi avait-elle obéi à sa mère, dans le fond ? Elle n'avait jamais supporté qu'on décide à sa place alors qu'elle avait toujours dû s'en tirer toute seule. Que sa mère veuille soudain remplir son rôle n'était rien d'autre qu'une vaste blague. Il était bien trop tard pour se souvenir qu'elle avait une fille.

Qu'avait-elle espéré alors en venant ici ? Changer d'air ? De vie ? De monde ? Foutaises. Elle n'était nulle part chez elle et ce n'était pas un stage de voile à l'autre bout du pays qui y changerait quoi que ce soit. Alors c'était quoi, tout ça ? Une fuite en avant ? Une parenthèse ? Qu'est-ce qu'elle foutait là, putain ?!

La fumée s'éleva avec élégance devant son visage et elle retrouva enfin la légèreté éphémère qui s'emparait d'elle à chaque cigarette. Respire, respire. Oublie, oublie. Encore une taffe, encore un nuage bleu à capturer au fond des poumons.

Plus loin, Kiba l'observait sans vraiment la voir, plongé dans des pensées visiblement prenantes pour quelqu'un qui ne devait pas avoir beaucoup l'habitude de réfléchir. Tayuya détailla l'ébène de ses iris en se demanda d'où lui venait l'aisance avec laquelle il la regardait droit dans les yeux, juste comme ça, juste pour rien, alors qu'elle était loin d'être la personne la plus avenante du stage. Dans le salon, le bruit d'un choc fut suivi d'une cascade de rire qui sembla le réveiller soudain ; émergeant de ses réflexions, il se passa une main dans les cheveux et se laissa aller contre le dossier de sa chaise.

— Finalement, Anko a raison : on a tous une raison d'être là, dit-il alors comme s'il poursuivait une discussion interrompue. Le but du jeu, c'était de la dissimuler du mieux possible.

— Woah, fit Tayuya d'un ton cinglant. Alors tu peux réfléchir.

Il haussa les épaules, le regard inhabituellement fuyant, puis lui refit face pour lancer d'un ton bravache :

— Moi, c'est la famille monoparentale, j'suppose. Mon père pouvait déjà plus supporter les cris de ma mère, alors un bébé, tu penses… Il s'est barré en courant.

Voyant que Tayuya ne réagissait pas, Kiba se détendit et poursuivit sans paraître dérangé par le fait de parler dans le vide.

— Enfin, y'a eu ma sœur avant, quand même. Mais j'suis pas sûr qu'un deuxième gosse ait vraiment été dans ses plans. Puis y'avait déjà tous les chiens…

— Hé, gueule de clown, l'interrompit soudain Tayuya. J'm'en branle, de ta vie.

Il leva les yeux au ciel puis porta son regard vers le couloir dans lequel résonnèrent une vague d'exclamations plus intense que les autres. Visiblement, Temari avait réussi à prendre une tour.

— Ha ha haaa, dans ta face, mon petit Shikamaru ! piaillait Ino.

— Te laisse pas déstabiliser par ces démones, mec ! Concentre-toi !

— J'y arriverais mieux si t'arrêtais de brailler dans mon oreille, Naruto… Echec à la reine, au fait.

La slave d'applaudissements qui salua le dernier coup résonna longtemps dans le réfectoire, allumant un éclat amusé dans les yeux sauvages de Kiba.

— Ils rigolent bien, constata-t-il.

— Tu parles, grogna Tayuya en jetant un regard mauvais en direction du couloir.

L'illusion d'une cohésion et d'une solidité nées des liens qui commençaient doucement à se tisser bien malgré eux lui donnait mal au cœur. Elle avait l'impression d'être face à la lente formation d'un mirage. Rigoler ? A partir de quoi ? Ils n'étaient que des inconnus qui jouaient à faire semblant. C'était pathétique.

— Tu râles vraiment en permanence, lui reprocha Kiba en enfonçant des mains énervées dans ses poches. J'suis sûr qu'en vrai, tu voudrais être là-bas à tripper avec eux.

— Tu m'as bien regardée, gueule de clown ? Est-ce que j'ai une tête à vouloir me faire chier avec une bande de petits cons immatures ?

— Et voilà, échec et mat, déclara la voix fatiguée de Shikamaru.

— Impossible !

Kiba s'était encore plus avachi sur sa chaise, le visage fermé.

— On a besoin des autres, tu sais, largua-t-il d'une voix dure.

Mais Tayuya secoua la tête, les sourcils levés en une mimique dédaigneuse. Il fallait vraiment lui apprendre la vie, à ce gosse.

— C'est ce qu'on t'a fourré dans le crâne depuis ta naissance, mais c'est qu'un monceau de conneries. Les autres, ils peuvent t'aider comme ils peuvent t'achever. T'as que toi dans ce monde, et t'as besoin de personne d'autre.

Parce que tu seras toujours tout seul.





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