Fiction: Portsall (terminée)

Il y a trois choses que Tayuya déteste par-dessus tout : le froid, le bruit, les gens. Lorsqu'elle se retrouve contrainte de s'ajouter à un groupe d'ados à problèmes pour un stage de voile, c'est donc un peu comme si on lui avançait son apocalypse personnelle sur un plateau d'argent. [ Attention, mise à jour du 1er chapitre pas encore validée par les modérateurs, d'où incohérences ! ]
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NeN (Masculin), le 24/05/2014




Chapitre 10: Que l'on soit en train de perdre ou de gagner



La pluie battait leurs épaules alors qu'ils resserraient leur cercle, debout au milieu du ponton.

— Il est revenu juste comme ça ? s'étonna encore Kurenai en frictionnant ses mains glacées l'une contre l'autre.

— Juste comme ça, confirma Anko. Je suis passée devant la porte ouverte du salon pour aller ranger les jerrycans et il était là, posé dans son fauteuil. J'lui ai foutu une gueulante, mais il m'a regardée sans rien dire et je crois qu'il n'en avait vraiment rien à battre.

Les moniteurs échangèrent un regard à travers le rideau de pluie qui opacifiait le paysage du port. Derrière les épaules de Gai et Kakashi, ils voyaient Temari et Kankurô s'affairer autour des écoutes du Big Red Boat et les ombres mouvantes des autres stagiaires à l'intérieur du HMS Adventure se dessinaient à travers la tache lumineuse de ses hublots.

C'était difficile, d'être moniteur. Ils avaient des centaines de raisons de s'inquiéter, d'être fatigué, de péter un câble, et pourtant pas une seule d'entre elles ne justifierait le moindre laisser-aller. Pas le droit de soupirer, pas le droit de se mordre la lèvre, pas le droit de craquer : ils avaient douze jeunes à leur charge et ils savaient que le moindre signe de faiblesse de leur part se répercuterait de façon décuplée chez ces adolescents encore si délicats derrière leurs armures de métal.

Et pourtant, combien de fois avaient-ils failli laisser tomber leur masque d'assurance ? Combien de fois avaient-ils été au bord de trahir leur désarroi face à l'animosité entre certains des stagiaires, leur épuisement après douze heures de navigation sans prendre de repos, leur panique lorsque Gaara avait soudain manqué à l'appel ?

— Franchement, fit Kurenai en frissonnant, Orochimaru exagère. C'est déjà suffisamment compliqué de gérer un stage de voile pour qu'il nous ajoute en plus des cas spéciaux sur les bras.

Asuma pris ses mains bleuies et les enfouis dans les poches de son ciré pour les réchauffer. Ce fut Gai qui répondit :

— Tous les adolescents sont des cas spéciaux.

— Les Sabaku sont des réfugiés politiques, Gai ! Et c'est pareil pour tous les autres. Tenten a été adoptée après avoir vu sa sœur mourir de pneumonie dans un orphelinat chinois. Neji a perdu son père dans un accident l'année dernière. Les parents d'Hinata sont en plein divorce et on ne connaît que la moitié de l'histoire. Le père de Kiba est parti alors qu'il n'avait que six ans. Sasuke a vu son frère se faire accuser de la mort de son cousin, puis l'a définitivement perdu dans une échauffourée. Naruto a grandi sans attaches, trimbalé sur toute la surface du globe par des parents désormais profondément impliqués dans la politique au point de ne plus savoir quoi faire de lui pendant les vacances. Même Shikamaru et Ino sont là parce que leur lycée n'en pouvait plus !

Kurenai reprit son souffle, les joues rouges de colère. Autour d'elle, ses collègues ne disaient rien, alors elle poursuivit :

— Et je ne parle même pas de Tayuya. Pourquoi est-ce ça existe, une énumération pareille ? Qu'est-ce qu'ils ont fait pour mériter ça ? Ce ne sont que des gamins. Qui est responsable ?

L'éclat singulier des yeux vif-argent d'Anko perçait le gris de l'averse depuis la capuche rabattue sur sa tête. Elle planta son regard dans celui de Kurenai et répondit avec le ton qu'elle employait lorsqu'elle savait que c'était ce qu'on attendait d'elle, celui qui durcissait sa voix et faisait luire ses yeux. Mais sa franchise à elle avait toujours été comme ça, un peu inquiétante sur les bords.

— Qui est responsable ? Je vais te le dire : c'est toi. C'est toi, c'est moi, c'est tous ces connards d'adultes qui sont même pas foutus de construire un monde dans lequel leurs enfants seraient heureux, qui sont même pas capable de récupérer ceux qui se sont trompés de chemin. Parce que c'est ça, ce qu'ils sont : des gosses abandonnés sur les mauvais chemins. Et c'est de notre faute. Pas de la leur.

— On n'est pas là pour les prendre en pitié ni pour leur donner l'illusion qu'ils sont des ados comme les autres le temps d'un stage, Kurenai, intervint Kakashi. Notre rôle, c'est de leur proposer une nouvelle route. Une nouvelle base.

— En commençant par les faire se rencontrer, ajouta Gai. Pour faire face aux autres, il faut d'abord se faire face à soi-même. Quand ils auront suffisamment confiance, alors seulement ils pourront partir à l'assaut du reste du monde…

— Ne te prends pas trop la tête avec ça, lui conseilla doucement Asuma. Nous devons rester à l'état naturel. Ils ont simplement besoin qu'on les prenne au sérieux. Gai a raison, tous les adolescents sont des cas spéciaux. Et ils sont moins fragiles que ce qu'on croit…





— Où est Kiba ? demanda Ino en survolant la table du petit-déjeuner du regard. Encore dans sa cabine ?

Tayuya regarda distraitement autour d'elle et constata qu'il était effectivement absent. Sans s'en formaliser, elle retourna à son café en silence. C'était la colère et la résignation qui l'avaient décidée à ouvrir les yeux de cet imbécile provocateur. Elle n'avait pas prévu de poursuivre et d'aller si loin, si profondément dans son histoire. Il avait été protégé toute sa vie durant : se retrouver soudain confronté à une telle réalité était rude.

— C'est lui qui l'a cherché, maugréa-t-elle entre ses dents pour se justifier.

— Tu dis quelque chose, Tayu ?

— J't'ai sonnée, blondasse ?

— Toujours aussi lève-tôt, fit remarquer Asuma en apparaissant dans la descente. Allez, tout le monde sur le pont, on décolle ! Le port ferme dans vingt minutes. On finira le petit dèj une fois dehors.

Ils se mirent en mouvement, enfilant leurs gilets et leurs chaussures avant de grimper à l'extérieur.

— M'sieur ? demanda Naruto alors qu'ils ramenaient les amarres à bord et que le bateau s'éloignait doucement du quai. Est-ce qu'on pourra faire une navigation de nuit avant la fin du stage ?

— Houlà non. Vous n'êtes pas assez expérimentés. La prochaine fois, peut-être.

— C'est si difficile que ça ? s'étonna Sakura.

— C'est surtout une question de concentration. Il faut aussi pouvoir être autonome : pour l'instant, je ne peux pas vous laisser diriger le bateau sans moi.

Naruto eut l'air déçu, alors Asuma ajouta tout en enroulant les amarres autour de son bras :

— Mais vous vous débrouillez de mieux en mieux, je n'ai rien eu à dire pour la manœuvre qu'on vient de faire. Bravo.

— Où est-ce qu'on va ? demanda Sasuke qui tenait la barre.

— Tu vois la balise bâbord, là-bas ?

— Le truc qui ressemble à une tourelle ?

— C'est ça. On va la contourner par bâbord. Aujourd'hui, on est vent de travers et on a les deux focs, fais attention à ne pas les déventer. On a intérêt à assurer pour arriver à temps à Saint Quay Portrieux.

— Qu'est-ce qu'il y a là-bas ?

— Vous verrez bien, fit Asuma avec un sourire qui en disait long. En attendant, qui est partant pour m'aider à gréer la trinquette ? ajouta-t-il en sortant un gros sac du coffre bâbord.

Ce fut Naruto et Sakura qui s'y collèrent. Pendant qu'Asuma leur expliquait comment positionner les écoutes le long de la coque, Tayuya s'installa sur le roof pour rouler une cigarette et fut bientôt rejointe par Kiba, encore pâle et ébouriffé. Sans un mot, il vint s'asseoir près d'elle, si près que la raie de lumière qui subsista entre eux parut anormale. Le macareux sautilla aussitôt vers lui et gratta son jean de sa patte palmée en voulant montrer sur le roof.

— T'es orpheline ?

L'attaque surprise l'avait fait sursauter. Le mot était rude ; elle avait failli répondre "oui".

— J'ai une mère.

— Elle est comment ?

— Elle est comment ? répéta Tayuya dans un éclat de rire sans joie.

Elle se tut soudain, plongée dans des réflexions qu'il ne pouvait pas deviner. Puis raconta brusquement :

— Je l'ai quasiment pas connue. J'ai vécu des années en espérant qu'elle vienne me chercher, mais le jour où je l'ai revue… ça s'est mal passé. Pour moi, ma mère, c'est qu'une inconnue qu'a jamais voulu de moi.

Elle redevint silencieuse, incapable de partager la suite de ses pensées. Personne ne le lui avait jamais dit, mais elle savait. C'était ancré dans ses tripes, c'était vissé dans ses entrailles : ce genre de chose n'avait pas à se deviner. Peut-être aurait-elle réagi de la même façon, si elle s'était retrouvée enceinte au même âge. Peut-être qu'elle aussi, elle aurait tenté de faire lâcher prise à ce fœtus qui lui démolissait sa vie.

Peut-être qu'elle aussi, elle l'aurait abandonnée dans une ruelle alors qu'elle n'avait que neuf ans et qu'elle venait de perdre le seul repère de son parcours.

— C'était qu'une paumée, reprit-elle en s'adressant à un point indéfini sur l'horizon. Une pauvre fille d'une famille normale dans une ville normale pour une vie normale. Trop gourde pour se rendre compte qu'il lui suffisait de se bouger le cul pour être autre chose qu'une méduse dérivant entre deux vagues. Tout ce qu'elle a trouvé, c'est se faire engrosser alors qu'elle était encore au lycée.

— Il paraît que ça arrive plus souvent que c'qu'on croit, fit remarquer Kiba.

La remarque n'avait pas vraiment d'intérêt et le regard condescendant que lui jeta Tayuya le lui fit clairement comprendre, alors il assura plutôt :

— Elle t'a gardée !

— C'était trop tard pour avorter quand elle en a enfin parlé à ses vieux.

— Ah.

Il y eut un silence.

— Et, euh… Du coup, comment elle a fait pour t'élever en même temps qu'elle passait son bac ?

— C'est pas elle qui m'a élevée, c'est son père. Mon grand-père.

Le dernier mot s'était échappé avec une douceur parfaitement inattendue et Kiba la fixa avec espoir, attendant la suite de l'histoire. Mais Tayuya s'était de nouveau enfoncée dans le silence, alors il dût demander encore :

— Et ton grand-père, il était comment ?

— Anticonformiste.

Kiba partit d'un grand éclat de rire :

— J'aurais dû m'en douter !

— C'était un prof. Il a passé sa jeunesse à jeter des pavés sur des CRS pendant les émeutes de mai 68 et sa vieillesse à expliquer à ses élèves pourquoi la suite de l'histoire ne dépendait que d'eux.

— Il a carrément raison.

— Ouais. Mais il est mort.

Il était mort et elle s'était retrouvée seule au monde. Sa mère l'avait récupérée à contrecoeur et elle se souvenait de son mutisme, de sa façon de ne jamais la regarder, de la manière dont elle avait soudain disparu alors qu'elles étaient dans un quartier qu'elle ne connaissait pas et que la nuit tombait.

Elle se souvenait aussi de son visage lorsque Deidara avait sonné chez elle, Tayuya sous le bras. Peut-être qu'elle avait eu peur, à ce moment-là, peut-être qu'elle avait vraiment été soulagée de la voir revenir de ces rues obscures. Peut-être même qu'elle savait ce qu'elle allait y trouver, dans ces rues, en l'abandonnant là-bas, et qu'elle espérait qu'elle choisisse d'elle-même d'y rester.

Mais Deidara l'avait ramenée et la DDASS la surveillait de près, alors elle avait finalement accepté de la prendre chez elle. Pour de vrai.

Mais chez elle, c'était un mari avocat, une Mercedes argentée et des plantes vertes à arroser deux fois par jour. Chez elle, c'était une vie artificielle dressée de toutes pièces pour combler ses premières années d'existence qu'elle aurait voulu oublier, un château de cartes monté en plein vent dans lequel personne n'avait jamais voulu d'une gamine à problèmes.

Ce n'était pas le "chez soi" de Tayuya.

— T'es retournée chez ta mère ?

— Sur le papier seulement, grogna Tayuya.

Parce que là où elle avait vraiment été, c'était avec eux, avec la Lune Rouge. Quelque chose qui ressemblait bien plus à une famille que ce qu'elle retrouvait en poussant la porte de sa maison après l'école.

— Comment t'as connu la Lune Rouge ?

Elle lui jeta un regard perçant. Il établissait les connexions logiques bien plus rapidement que ce qu'elle aurait soupçonné.

— Tu les as rejoints à ce moment-là, pas vrai ?

— C'est pas moi qui les ai rejoints, c'est eux qui m'ont trouvée. Pourquoi tu me forces à parler de ça alors qu'il est même pas huit heures du mat' ?

Ce fut au tour de Kiba d'éclater d'un rire cynique :

— Moi, je te force à parler ? N'importe quoi !

Asuma leur fit soudain signe de se taire. A l'intérieur, Ino venait de capter le bon canal de diffusion météo et tout le monde tendit l'oreille pour écouter la voix d’homme qui s’éleva de la radio, un peu grésillante.

— …Avis de tempête : néant, disait-il tandis qu'Ino cherchait un crayon. Je répète, avis de tempête : néant. Force du vent sur la côte nord : deux nœuds, rafales à quatre. Mer belle à agitée.

Il était étrange d’entendre la météo sous cet angle, se dit Tayuya alors que le bulletin se poursuivait gravement : Visibilité : trois miles. Brumes en milieu de journée, visibilité réduite à deux miles… Elle apparaissait soudain comme quelque chose de beaucoup plus sérieux que la simple annonce de la pluie et du beau temps.

— …Prochain bulletin à douze heures précises, fit encore la radio avant de se taire.
Asuma se redressa et se tourna vers eux.

— Bien, ne traînons pas, dit-il avec un sourire en retournant au gréement de la trinquette. Il faut profiter du vent pendant qu'il y en a ! Sakura, lofe un peu le temps de hisser la voile. Saint Quay Portrieux nous attend !

____


Saint Quay Portrieux, c'était un port immense.

Le bassin se découpait en plusieurs plans d'eau de plusieurs hectares chacun, quadrillés de pontons de deux cent mètre de long et pleins à craquer de bateaux de plaisance. La digue édifiée avec des blocs de granit s'élevait plus haut que la cime de cette forêt de mâts qui peuplait le port et les chalutiers qui les dépassèrent pour aller s'amarrer sur le quai qui leur était réservé leur firent se sentir minuscules.

Au milieu des voiliers et des vedettes, une flopée de petits dériveurs sillonnait le plan d'eau comme des essaims de mouettes bariolées, leurs voiles multicolores se croisant et se décroisant au gré de leurs déambulations. Sur le quai, vingt mètres plus haut, une série de fanions dansait au vent et les barrissements d'une cornemuse venaient survoler les escaliers qui reliaient les pontons à la terre ferme.

— Y'à de la fiesta dans l'air, fit remarquer Naruto alors qu'ils découvraient cette nouvelle ville avec étonnement.

Asuma avait signalé son arrivée par les ondes et sitôt qu'ils eurent dépassé les hautes portes du port, le zodiac noir de la capitainerie vint se mettre à leur hauteur dans une grande courbe bouffante d'écume. En quelques cris et deux gestes, le maître du port leur montra la tête de ponton sur lequel était déjà amarré le HMS Adventure et Asuma se retourna pour annoncer la manœuvre.

Aucun des stagiaires n'aimait les appontages. Il y avait trop de raisons de stresser pour qu'ils se fassent tranquillement et la nervosité ne leur avait jusqu'à présent jamais été bénéfique. Il fallait attendre avec angoisse le moment où le bateau serait suffisamment proche du ponton pour sauter par-dessus bord, puis se précipiter vers les taquets boulonnés sur les planches pour y glisser l'amarre qu'on avait à la main.

Quand ils avaient de la chance, ils ne se trompaient pas dans le nœud et pouvaient retenir le bateau avant qu'il ne continue à avancer et percute son voisin. Quand ils n'avaient pas de chance, ils avaient oublié de positionner les défenses le long de la coque et se retrouvaient à s'arc-bouter contre les chandeliers pour éviter que le rebord métallique du ponton ne raye le plastique blanc.

Et quand ils n'avaient vraiment pas de chance, ils se loupaient dans la première étape et glissaient entre le quai et le bateau, s'enfonçant dans les algues visqueuses qui peuplaient toujours les flotteurs des pontons.

C'était pour ça qu'ils poussèrent un soupir de soulagement commun lorsque le Big Red Boat fut solidement amarré devant le HMS Adventure sans qu'aucun incident ne se soit produit. Pas peu fiers, ils se tournèrent alors vers l'équipage qui accourait vers eux et s'étonnèrent de les voir porter le même gilet de sauvetage rouge vif, un modèle qu'ils ne connaissaient pas.

— C'est nos dossards ! s'exclama Tenten en se retournant pour que tout le monde puisse voir le numéro épinglé entre ses omoplates. On va représenter l'école de Portsall !

— Y'à un super prix à gagner, une croisière dans les îles anglo-normandes à bord d'un deux-mâts ! renchérit Temari.

— Mais de quoi vous parlez ?

— Quoi ? Asuma vous a rien dit ?

— J'voulais garder la surprise, expliqua Asuma qui débarquait seulement.

Gai déboula à ce moment, des gilets rouges plein les bras et un sourire éclatant sur le visage :

— Allez, allez, on se prépare, la régate commence dans une demi-heure ! brailla-t-il en leur jetant les gilets au visage. Vous avez intérêt à assurer, l'honneur de votre école est en jeu !

— On va participer à une régate ? comprit enfin Naruto.

— Surprise, fit Asuma.

____


Tayuya n'était pas sûre de savoir ce qu'était exactement une régate, mais elle comprit rapidement en voyant les gens s'organiser autour d'elle. Une régate, c'était une course de bateaux et l'imminence du départ secouait le port d'une excitation frénétique.

Il y avait des milliers de visiteurs de toutes sortes, touristes et professionnels, vendeurs de crêpes et colonies de vacances, vieux loups de mer et amateurs curieux, tous là pour être spectateurs de cette compétition qui s'annonçait à travers les haut-parleurs vissés au sommet d'une scène installée au bord du quai.

— Bienvenue pour la septième régate de l'été ! Nous sommes aujourd'hui à Saint Quay Portrieux et le lancement est prévu dans quinze minutes. Les derniers participants s'apprêtent à larguer les amarres tandis que les autres sortent déjà rejoindre la ligne de départ…

— Dépêchez-vous, dépêchez-vous ! glapit Ino en agitant la main d'un air surexcité.

Tayuya et Kiba accélérèrent le pas sans cesser toutefois de détailler cette foule qui les entourait. Ils traversaient le port dans toute sa longueur, passant entre les stands de frites et les étals d'objets touristiques, et l'animation qui bouillonnait de toutes parts avait quelque chose de fascinant.

— On y est !

— Attendez, c'est quoi ça ?

Tayuya rejoignit le premier rang pour voir les embarcations qui les attendaient dans le bassin : il s'agissait du même type de bateau qu'ils avaient vu déambuler en entrant au port, composés d'une coque d'à peine quatre mètres de long et d'une voile de couleur vive retenue autour de la bôme par des ferlettes. Un joli petit voilier miniature. Le genre qu'ils n'avaient jamais utilisé de leur vie.

— Comment on est censés savoir manier ça ? protestait Kiba. On sait même pas c'que c'est !

— On appelle ces dériveurs des 420 du fait de leur longueur, quatre mètre vingt, informa alors Gai sans se départir de son sourire. Vous n'en avez effectivement jamais fait, mais leur principe est exactement le même que celui de vos voiliers et leur échelle exactement semblable à celle de vos catamaran. Vous ne devriez donc avoir aucun problème à les gérer !

Pendant un instant, les stagiaires furent tentés de hurler au scandale, mais le regard confiant de Gai les atteignit soudain de façon tout à fait inattendue. Après tout, c'était vrai qu'ils ne semblaient pas si compliqués. Y'avait quoi, une grand-voile et un foc ? De la piquette comparé à tout ce qu'ils gréaient à bord des Sunfast !

— Allez, trois pas équipe, c'est parti, clamait Asuma alors qu'ils se mettaient soudain en mouvement. Vous devez rejoindre les autres, on se retrouve là-bas…

— "On" ? tiqua Ino qui venait juste de monter à bord de l'un des 420. Les monos participent aussi ?

— On dirait, fit Kiba qui grimpait derrière elle, faisant tanguer l'embarcation. Regarde, ils mettent des gilets…

— Manquait plus que ça, grogna Tayuya.

Ils marquèrent un temps d'arrêt lorsque le dériveur se stabilisa, puis regardèrent autour d'eux. Sans même se concerter, la totalité des stagiaires avait reconstitué les mêmes équipages que ceux formés pour les catamarans. Ça fit rigoler Kiba.

— Bon allez, c'est parti, s'enthousiasma Ino en s'attaquant aux ferlettes de la grand-voile. Qui prend la barre ?

____


Ils eurent un peu de mal à s'y retrouver au début, mais les leçons approximatives de Gai leur avaient appris à naviguer avec l'instinct et les indications plus rigoureuses d'Asuma leur permis de mettre de l'ordre dans leurs manœuvres. En quelques minutes, ils faisaient voile vers la sortie du port, formant avec les autres dériveurs une petite flottille acidulée qui fut rapidement dépassée par quatre bateaux plus rapides.

— Ha ha, on se retrouve à l'arrivée ! brailla Gai depuis le sien.

— N'oubliez pas d'utiliser votre poids pour virer de bord et empanner ! ajouta Asuma en passant à son tour.

— C'est quoi ces trucs ? s'étonna Kiba en détaillant leurs coques à une place dont la ligne élégamment effilée donnait une impression de légèreté étonnante.

— Je crois que ça s'appelle des Laser, révéla Ino. J'en ai vu dans ce magazine que j'lisais l'autre jour. C'est super rapide.

— C'est de la triche, ouais, maugréa Tayuya en bordant un peu plus le foc. Ils sont tous seuls dessus, évidemment qu'ils vont plus vite.

— Mais ils ont moins de toile, renchérit Kiba avec un sourire inquiétant. Chiche, on les éclate ?

— Ouais !

Ils rejoignirent le reste des participants juste à temps pour entendre un organisateur détailler le parcours, debout sur une vedette métallique, un porte-voix à la main. D'un geste du bras, il désigna les bouées à contourner, précisa le sens de la course, rappela quelques règles puis se tourna vers son collègue perché au sommet de la cabine de pilotage.

Le type attendait son coup d'œil ; il leva alors un objet haut par-dessus sa tête et une détonation retentit avec force sur la surface calme de la mer. Les bateaux s'étaient mis en mouvement d'un même ensemble, changeant les voiles de bord pour quitter leur position d'arrêt, et les dizaines de petits voiliers s'envolèrent en direction de la première bouée comme un essaim d'oiseaux qu'aurait dissipé le coup de feu.

____


Les cris du porte-voix se répercutaient dans toute la baie alors que les équipages se regroupaient à l'entrée du port. Il n'y avait pas beaucoup de vent et pourtant ils étaient tous trempés des pieds à la tête à force de rentrer dans les vagues proue en avant, mais personne ne s'en formalisait : ils avaient foncé sans réfléchir.

Les résultats s'égrenaient encore entre les mâts des dériveurs, classant les participants dans une longue liste qui semblait ne jamais devoir finir. Les grands gagnants mettaient pied sur le quai en poussant des hurlements triomphaux et les moniteurs de l'école de Portsall félicitaient à grands coups de claque dans le dos Tenten, Neji et Gaara qui avaient finis dans les quinze premiers.

— C'est normal, ils pèsent que dalle, bougonna Naruto en débarquant.

— Vous nous faites honneur ! Bravo ! On a écrasé le club de Porspoder !

— Heureusement que les gosses sont là pour relever le niveau, fit remarquer Kakashi qui affalait la voile de son laser. Qu'est-ce qu'il t'a pris de contourner la tourelle sous le vent ?

— Je voulais tester un empannage en balancier. Et j'ai parfaitement réussi !

— Ouais, enfin, ça t'a quand même fait perdre trois places dans le classement…

— Ne soit pas jaloux !

— Venez, ils distribuent les prix ! appela Kurenai avec enthousiasme.

Ils abandonnèrent leurs 420 pour venir récupérer des polaires rouges frappées d'un fringant deux-mâts publicitaire. Après avoir longtemps rigolé devant leur taille bien trop grande pour des gamins de leur âge, ils enfilèrent les pulls par-dessus leurs vêtements trempés et se servirent en chocolat chaud au stand d'intendance.
L'un à côté de l'autre, Tenten et Neji comparaient la casquette qu'ils avaient eue en plus pour leur treizième place durement gagnée.

— C'est énorme, j'ai toujours rêvé d'avoir une casquette de marin !

— Oui, c'est juste dommage qu'elle soit sponsorisée par l'office du tourisme de Saint Quay Portrieux…

— Allez ! On l'a bien mérité, non ? On a géré comme des as là-bas ! Faudra réessayer ce virement de bord un jour, je pensais pas que ça marchait vraiment le coup du balancier…

— Je crois que c'était un coup de chance.

— Alors on le refera jusqu'à ce que ce ne soit plus de la chance !

Neji inclinait la tête sur le côté, incapable d'opposer une résistance face à tant d'enthousiasme. Gai lança alors :

— Vous deux, il faudra que je vous présente mon fils, un jour.

L'air surpris de Tenten et Neji fut enseveli par l'avalanche d'exclamations qui s'abattit soudain sur le groupe : quoi, Gai avait un fils ? Attendez, ça veut dire que vous êtes marié ? Il y a une femme qui a voulu de vous ? Et Gai éclatait d'un rire tonitruant : non non, je ne suis pas marié, Lee est adopté. Comme Tenten.

Tenten qui apprécia moyennement de voir son secret ainsi balancé au grand jour.

____


Elle faisait encore la tête lorsque Neji vint la rejoindre sur le quai. Sans un bruit, il s'assit près d'elle, les jambes suspendues dans le vide qui les séparait de l'eau.

— Il ne voulait pas te blesser, dit-il.

— Je sais, grogna Tenten qui fixait obstinément les maisons alignées de l'autre côté du bassin.

— Il ne se rend simplement pas compte.

— Je sais, répéta Tenten.

Neji se tut et observa à son tour les vitres d'en face refléter la lueur dorée des derniers rayons de soleil. Le froid tombait déjà et pourtant la pierre était encore chaude sous ses paumes.

Une petite voix demanda tout à coup sur sa droite :

— Tu peux me prendre dans tes bras ?

Le ton employé était si différent de celui qu'il avait l'habitude d'entendre qu'il se tourna pour vérifier si c'était bien Tenten qui venait de parler. Elle lui apparut si fragile soudain, avec cette lueur vacillante dans le fond de ses yeux dorés.

C'était prévisible, pourtant : Tenten était forte, Tenten était déterminée, Tenten était courageuse, mais Tenten n'était pas inébranlable. Alors il ouvrit les bras et elle vint se blottir contre son torse, enfouissant son nez dans l'étoffe douce et souple de leurs polaires toutes neuves.

Quelque chose changea autour d'eux alors que la chaleur se répandait lentement à travers les différentes couches de leurs vêtements, quelque chose d'infime et de volatile, une chose si légère et pourtant incroyablement gigantesque qui suffisait d'un frémissement à métamorphoser le monde entier.

Tout était à sa place en ce moment précis, tout était nouveau et tout était bien.

— Tenten, Neji ! On a quartier libre ! On a quartier libre !

Ils se retournèrent pour voir arriver toute la troupe, Ino hystérique en tête, Kiba et Hinata sur les talons. Puis Sakura qui sautillait entre Sasuke et Naruto en les tirant chacun par un bras, Shikamaru et Temari côte à côte, Kankurô qui se laissait porter par le flot et Tayuya qui suivait derrière, à la traîne.

— On va voir les stands, et il paraît qu'il y aura un concert, et…

Tenten étouffa un rire lorsqu'elle entendit Neji soupirer près d'elle, puis le tira par la manche pour rejoindre Gaara qui marchait à l'écart. Ils se disloquèrent en petits groupes au gré de leurs déambulation entre les stands hétéroclites, s'arrêtant çà et là pour observer des étalages de peintures marines, manger une crêpe ou explorer le fatras d'objets rouillés que les antiquaires ambulants déversaient jusque sur le quai, puis finirent par tous se retrouver devant la scène lorsque la nuit fût tombée et que les première notes de musique celtique retentirent entre les lampions.

Ils croisèrent Gai, Kakashi et Anko attablés à une terrasse de bar devant une bouteille de cidre, puis Asuma et Kurenai qui se promenaient près des pontons. Sur la scène, une troupe de danseurs faisait claquer ses talons au rythme des jigs à six temps qui sortaient des violons des musiciens et les spectateurs claquaient des mains avec enthousiasme sous les lueurs multicolores des guirlandes qui se balançaient d'un lampadaire à l'autre. La brise tiède transportait des effluves de sel et de caramel.

— On se croirait en vacances ! s'extasia Ino.

____


L'eau brûlante dégringolait sur le sommet de sa tête, se répercutait sur ses épaules et inondait le sol carrelé de la douche. Elle avait fermé les yeux pour essayer de ne penser à rien et simplement profiter de cette chaleur qui lui tombait dessus.

L'odeur d'humidité qui lui collait à la peau depuis des jours était enfin chassée par le parfum familier du gel douche et le sel se détachait de ses cheveux par poignées entières de paillettes blanches. Et l'eau coulait, coulait, coulait, la submergeant jusqu'à ce qu'elle n'ait plus conscience de son corps ni de son esprit.

Puis des coups frappés contre le bois plaqué de vert la firent violemment sursauter :

— Tayuuu ! T'as fini avec le shampooing ?

L'eau entrée dans ses yeux la piquait ; elle chercha à tâtons le flacon posé en équilibre sur le robinet, le jeta dans la douche voisine et eut un sourire de satisfaction vengeresse lorsqu'un "ouch !" retentit de l'autre côté de la paroi.

Le flot s'interrompit de lui-même et Tayuya se résolu à se sécher. Une fois habillée des derniers vêtements propres qu'elle avait trouvés dans son sac, elle quitta sa cabine et rejoignit le sas où s'alignaient les appareils de commande. Elle y croisa Sakura, mobilisée par Ino pour relancer sa douche à coups de pièces de deux euros dès que l'eau s'interrompait, et répondit d'un signe de tête à son salut blasé avant de se baisser pour récupérer le seau de vaisselle qu'elles étaient censées rapporter.

Deux euros pour une douche. Quarante pour une nuit au port. Soixante mille pour…

— Maman ! Maman, attends-moi !

Tayuya s'écarta pour laisser passer une petite fille qui se glissa entre le seau et la porte ouverte, sa serviette Dora l'Exploratrice volant comme un drapeau au bout de son bras. A l'extérieur, une femme s'était arrêtée pour frictionner les cheveux mouillés d'un second gamin et elle choppa au vol la fillette qui courait à sa rencontre.

— Oh là là, mais regarde-toi, tu vas attraper froid… Sèche tes cheveux mieux que ça, enfin.

— Dis, maman, est-ce qu'on pourra retourner au manège demain ?

— C'était ce soir, la fête. Demain, on repart pour aller voir les oiseaux dans la réserve, vous vous souvenez ?

Les mioches glapirent d'enthousiasme, s'accrochèrent aux mains de leur mère lorsqu'elle repartit et leurs petites voix rebondirent longtemps sur le goudron du parking. Et dis, maman, est-ce qu'on verra des dauphins ? Est-ce que c'est vrai que papa, il en a vu quand il était pas encore vieux ? Dis, tu crois que je pourrais aller en Inde en bateau un jour moi aussi ? Dis, dis…

Tayuya sursauta encore lorsque la poignée qu'elle tenait toujours s'échappa de sa main. Kiba l'avait rejointe, sa serviette sur l'épaule.

— Tu rêves, caïd ?

Elle ne répondit pas et ajusta le seau entre ses doigts tout en mettant le pied dehors. Quelque chose était fatigué en elle, ce soir-là, et elle espéra que Kiba ne l'avait pas vue regarder s'éloigner la petite famille, sinon il ne manquerait pas de…

— Tu sais, ta mère… Peut-être qu'elle veut vraiment recommencer. Peut-être qu'elle veut vraiment récupérer sa fille.

Tayuya le maudit de toutes ses forces et accéléra le pas. Elle ne comprenait pas pourquoi il s'obstinait à la cerner ni pourquoi il y arrivait si bien. Ce n'était qu'un idiot, merde ! Comment pouvait-il deviner avec autant de clairvoyance ce qu'elle…

— Après tout, t'es son seul enfant. Et elle a quand même décidé de te garder. Ça lui a peut-être pris du temps pour se rendre compte qu'elle avait quelque chose de précieux, mais la mort de son père a dû lui ouvrir les yeux. Elle a bien dû comprendre qu'il était pas trop tard pour reprendre sa vie en main.

C'était pas le moment, jura-t-elle intérieurement. Elle n'était pas bien, elle avait besoin d'être seule, elle devait penser à autre chose. C'était pas le moment, alors qu'il se barre, avec ses opinions à deux balles, qu'il se barre ! Vite !

— Toi non plus, t'as pas lâché l'affaire. Si t'avais abandonné, tu serais jamais montée dans ce train à Orléans. Tu serais pas encore là, à préparer le matos pour demain. Tu t'en rends même pas compte, mais tout ce que tu fais montre bien que tu crois encore que tu peux te reconstruire une vie. C'est vrai, tu gueules, tu cognes, t'exploses, mais tu t'es jamais découragée, pas vrai ? Et puis après tout, tu le sais mieux que moi… t'es une combattante.

— Fous-moi la paix, fit Tayuya entre ses dents.

Ce n'était pas vrai. Sa mère n'avait jamais voulu d'elle, elle l'avait abandonnée une fois, deux fois, et elle vivait en attendant la troisième fois. Elle était montée dans ce train, mais pour quoi, pour qui ? Elle gueulait, elle explosait, mais à quoi ça servait ? Personne ne l'entendait.

Tu t'es jamais découragée, pas vrai ? En avait-elle le droit ? Pouvait-elle, rien qu'un instant, relâcher la prise sur ce câble tendu qui la reliait à cette façade de colère et de froideur qu'elle était en surface ? Pouvait-elle cesser une seconde de retenir son souffle et expirer un coup ? Qu'arriverait-il ? A quoi ressemblerait-elle ?

— Alors tu peux crier tout c'que tu veux, dire que t'en as rien à battre, affirmer que les autres sont tous des connards. Mais en vrai, tu veux simplement que quelqu'un t'aime quelque part. Tu sais juste pas comment faire pour…

Le seau tomba sur le sol avec un bruit sonore et il s'interrompit enfin pour lui jeter un regard intrigué.

Elle lui était toujours apparue aussi solide que le roc, inébranlable, imposante et imprenable. Et pourtant, pourtant, cette masse d'invincibilité vacilla soudain ; tout sembla ralentir autour de lui ; elle s'effondra. La tête entre les mains, les genoux sur le goudron. Sans dignité ni élégance, écroulée comme un mur de brique, démolie jusqu'à la dernière pierre.

Et lui il restait là, debout les bras ballants, seul témoin de cette dévastation irréversible contre laquelle il n'avait rien pu.

— Ta…Tayuya ?

— Dégage ! Tire-toi !

— Mais je…

— Fous le camp ou je te casse la gueule ! hurla-t-elle, des larmes de colère perçant à travers ses paupières plissées.

Kiba était stupéfait. Elle était réellement hors d'elle et c'était un spectacle qu'il n'était pas près d'oublier. Il savait qu'elle ne mentait pas et qu'elle était capable de lui défoncer la mâchoire, de lui casser le nez et de lui fêler deux côtes, mais il ne bougea pas.

— Qu'est-ce qu'il te prend, tout d'un coup, caïd ? C'est c'que j'ai dit ? J'pensais pas que…

— Dé-gage !

Il comprit soudain que ces larmes qui lui brûlaient les joues étaient de vraies larmes, de vraies larmes salées de douleur et de détresse. La constatation l'ébahit encore davantage.

Tayuya pleurait.

Pleurait vraiment.

Il se laissa glisser à genoux devant elle, approcha une main, se prit une claque. Recommença. Reçu une mandale. Tendit à nouveau les bras.

Puis soudain, il y eut cet instant incroyable pendant lequel elle cessa brusquement de résister. Il ne sentait plus ses muscles nerveux se contracter ni ses membres se raidir ; il n'y avait plus que son corps délivré de toute tension qui s'affaissa contre le sien comme une poupée de chiffon. L'émotion qui l'assaillit fut si puissante et si inattendue qu'il sursauta. Il n'aurait jamais imaginé qu'elle rende ainsi les armes.

Il avait instinctivement refermé sa prise sur son dos, comme si elle allait se dissoudre de la même façon que s'était dissolue si soudainement cette énergie si corrosive qui l'habitait d'habitude. Mais elle resta là, solide contre son torse, brûlante entre ses bras, et il sentait son visage humide à travers le tissu de son t-shirt.

— Pourquoi tu me fous pas la paix ? gémit-elle à travers ses dents serrées. Pourquoi t'insiste à ce point ? Qu'est-ce qui va pas, chez toi ?

Il ouvrit la bouche, mais il ne savait pas quoi dire. Il lui semblait que le moindre de ses mots serait d'une maladresse ridicule et il ignorait comment trouver ce qu'elle aurait aimé qu'il dise, comment parler à sa place, comment voir à travers ses larmes pour discerner leur cause qui lui semblait aussi mystérieuse qu'imprévisible. Il n'avait rien vu venir…

— Tayuya, désolé, je disais n'importe quoi… J'te connais pas, après tout, j'te connais pas…

Elle n'avait jamais rencontré quelqu'un qui l'envahissait autant. Elle n'avait jamais rencontré quelqu'un qui parvenait à rouvrir si facilement, si aisément les plaies mal cicatrisées de son passé. Elle n'avait jamais rencontré quelqu'un qui la forcerait à les regarder en face.

Elle le détestait.

— C'est con c'que j'ai dit, évidemment que t'as le droit d'être découragée… Evidemment que tu fais juste semblait d'en avoir rien à battre… Mais tu vois, c'est justement pour ça que j'dis qu'on a besoin des autres…

Il disait n'importe quoi, ce qui lui passait par la tête.

— …Tu vois, c'est un peu comme si t'étais une grand-voile et les autres, des voiles d'avant… Elles peuvent prendre le relais lorsque t'en peux plus, ça sert à ça, c'est pour ça que c'est important et précieux et…

Elle le repoussa, déchira l'écrin de chaleur dans lequel elle s'était réfugiée, se frotta vigoureusement le visage du poignet. Kiba avait laissé ses mains suspendues devant lui, comme s'il hésitait à la laisser partir. Puis il dit :

— Tu sais, caïd… Ton seul espoir, c'est l'avenir. Ton passé, c'est de la merde.

Elle lui jeta un regard flamboyant. Qu'est-ce qu'il en savait ? Qu'est-ce qu'il en savait, ce con ?

Puis l'un des innombrables discours de Gai lui revint en mémoire. Il y a trois types de personnes sur un bateau, disait-il. Il y a ceux qui regardent vers l'arrière, le chemin déjà parcouru. Il y a ceux qui regardent au milieu, celui qu'on parcourt à l'instant. Et il y a ceux qui regardent vers l'avant…

Alors, les jeunes, vous regardez dans quelle direction ?

Tayuya s'était relevée, de nouveau ferme sur ses deux jambes, de nouveau entière dans son regard. Sa main frictionna encore les dernières traces de larmes, irritant davantage ses yeux rouges, et sa fierté revenait l'habiller pan après pan de cette forme indéfinie de dignité qui l'avait toujours habitée.

Puis elle avait baissé les yeux vers lui, toujours agenouillé sur le sol.

— T'attends quoi, la neige ?

La phrase le secoua comme une décharge et il se remit debout rapidement. La vie, se dit-il alors qu'ils repartaient vers leur ponton, c'était un peu comme une longue régate. On part tous du même endroit, au même moment, et après… Après y'à des lignes droites, des virements de bord à ne pas louper, d'autres qu'on peut négliger, des dérives et des galères.

Et tout le temps, quelle que soit notre position ou notre allure, qu'on soit en train de perdre ou de gagner, de rire ou de pleurer, tout le temps il y a ce vent qui souffle et qui s'engouffre dans nos voiles pour nous pousser en avant.

Libre à nous d'en profiter pour border un peu son foc et prendre de la vitesse…




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