Fiction: Les Chats de porcelaine

La petite vie de Sakura, collégienne désespérément banale, prend un tournant inattendu le jour où sa route croise celle d’un mystérieux jeune homme traqué. « Donne le chat », lui a-t-il dit avant de disparaître. « Donne le chat à Uchiha Sasuke ».
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NeN (Masculin), le 26/11/2015
Depuis le temps que je voulais faire une intrigue policière avec des collégiens !
J'espère que cette histoire vous plaira !




Chapitre 1: Deux chats errants



A treize ans, Sakura n'était qu'une enfant un peu effrayée à l'idée d'entrer dans cette chose étrange qu'était l'adolescence. Elle avait aimé cette vie jusqu'alors, ses jeux, ses poupées, ses joies faciles et ses drames infimes. L'enfance, c'était l'époque où être privée de dessert équivalait à la fin du monde et elle ne comprenait pas pourquoi les autres étaient si pressés à l'idée de troquer cette simplicité pour le calvaire des crises de personnalité et des déboires amoureux.

Bien sûr qu'elle y pensait parfois, à tout ça, mais elle s'identifiait trop aux personnages de ses romans pour s'interroger longtemps sur la construction de sa personne et en ce qui concernait les garçons, elle en était encore à l'idéal du prince charmant – pourquoi se prendre la tête puisqu'on le rencontrera de toute façon un beau matin, sans avoir rien à faire ?

Comme elle était visiblement la seule collégienne à en être là dans ses réflexions, elle se réfugiait dans ses bouquins et se rassurait en se convainquant que c'étaient les autres qui n'étaient pas normaux. Après tout, aucun des idiots de sa classe ne semblait être conscient de faits pourtant essentiels comme la disparition des espèces, le réchauffement de la planète ou l'inéluctabilité de la mort. Sakura, elle, y pensait souvent et cela lui donnait la perverse impression d'être la seule éveillée de tout son collège.

Qu'elle ait raison ou pas, la conséquence directe de son état d'esprit était une forme de solitude à moitié volontaire qui l'habillait de son manteau étouffant. Et ce manteau pesa de tout son poids sur ses épaules lorsqu'elle passa dans le couloir bondé pour chercher un coin dans lequel elle pourrait déjeuner à l'écart, et que sur son chemin retentissaient les rires joyeux d'Ino et sa bande de copines.

— Salut, Sakura ! lui lança la blonde en agitant la main de loin.

Sakura répondit de la même façon : de loin.

Il y avait eu une époque où Ino jouait avec elle, aux pirates, aux princesses et à la maîtresse, mais Ino avait toujours été plus pressée qu'elle de grandir et leurs chemins s'étaient peu à peu écartés l'un de l'autre quand ses centres de préoccupation avaient migré des Lego aux vêtements et au maquillage.

A treize ans, Ino était la plus jolie fille du collège. La plus recherchée aussi, car connaître Ino, c'était connaître tout le monde, et personne ne voulait rester à la traîne dans cette société miniature où la moindre affinité vous assoit sur un podium ou vous précipite dans le caniveau.

Peut-être que tout aurait été différent si elles avaient été dans la même classe. Peut-être que Sakura aussi en aurait été là, à se vernir les ongles et à pouffer coude à coude avec ses amies en regardant passer les garçons. Mais elle s'était retrouvée seule pour la première fois de sa vie et privée de sa meilleure amie de toujours, elle n'avait pas réussi à s'intégrer dans une classe où tout le monde semblait courir loin devant elle.

Car le véritable problème, c'était que Sakura avait toujours vécu par procuration. Elle ne pouvait pas savoir comment faire autrement lorsqu'elle avait l'impression d'évoluer dans un monde lui-même vivant à travers ses propres illusions.

Alors elle en était là : assise seule dans un coin de la cour à planifier sa prochaine sortie dans l'imaginaire.

__


Elle se mit en route sitôt la dernière sonnerie retentie. Ramassant ses affaires à brassées entières, elle ignora le sarcasme de son voisin de table et se jeta dans le couloir. Une fois dans la rue, elle respira.

Le collège était pour elle une cage dont les barreaux se resserraient jour après jour. Mais la journée était terminée, se rassura-t-elle en s'éloignant du flux des élèves. L'aventure commençait.

Elle commença par attraper le métro de quinze heures deux en direction de Kabukichô, puis descendit un arrêt plus tôt pour se rendre dans des toilettes publiques. Là, elle se débarrassa de son uniforme, trop voyant, et revêtit un short et un pull passe-partout. Plus légère soudain, elle quitta la cabine en resserrant les sangles de son sac à dos et s'envola d'un pas leste vers l'entrée du quartier chaud de Tokyo.

Elle savait qu'une collégienne n'était pas vraiment censée traîner ici sans une bonne raison, mais pour avoir déjà couru le risque à plusieurs reprises, elle en était venue à la conclusion que les craintes de sa mère n'étaient que des préjugés entretenus par les journaux. Kabukichô n'était certes pas un quartier comme les autres, mais on ne s'y faisait pas non plus violer ni égorger à chaque coin de rue.

Sakura traversa l'avenue principale en regardant droit devant elle pour donner l'impression qu'elle savait exactement ce qu'elle faisait. Arrivée à un carrefour, elle se glissa dans une rue adjacente, longea encore quelques immeubles puis sortit discrètement le plan qu'elle avait dessiné pendant le cours de sciences sociales.

Si ses calculs étaient exacts, elle se trouvait exactement au-dessus de la cave du bloc numéro 54.

Vérifiant d'un coup d'œil que la rue était bien déserte, Sakura fit glisser son sac à dos de ses épaules et en sortit une lampe de poche et une épingle. Entrer dans l'immeuble ne fut pas bien difficile. La porte des sous-sols s'ouvrit sans encombre. L'électricité des couloirs souterrains fonctionnait parfaitement. Sakura n'eut à allumer sa lampe de poche qu'une fois arrivée au fond du labyrinthe de portes métalliques.

S'arrêtant devant la dernière des portes, celle marquée d'un grand oméga noir, et guettant d'une oreille attentive les bruits de la surface, elle entreprit alors de crocheter la serrure à l'aide de son épingle.

Voilà un moment qu'elle surveillait ces grandes marques à la peinture noire, ces oméga qu'elle avait aperçus un peu partout dans la ville et qui finissaient par être suspects. L'oméga de cette porte, elle l'avait trouvé grâce à l'un de ses doubles. Il était peint dans la station de train qui menait à l'arrondissement voisin et Sakura avait aussitôt noté les chiffres et les lettres qui l'accompagnaient dans son petit carnet d'espionne. KK – 330 – 54, disait ce qu'elle avait identifié comme un code. Kabukichô, rue 330, immeuble 54.

Il lui avait fallu du temps avant d'arriver à cette déduction, mais la présence d'un nouvel oméga sur cette porte qu'elle essayait d'ouvrir était bien la preuve qu'elle avait visé juste. Son triomphe la remplissait d'une satisfaction qui renvoya au loin toutes les amertumes de sa vie collégiale.

Pourquoi un oméga ? Graffiti ou signe indicateur ? Hasard ou calcul ? Sakura était bien décidée à avoir la réponse à ces questions. Lorsqu'elle parvint finalement à déverrouiller la serrure – une nouvelle victoire – et à pousser prudemment le battant, elle dut cependant comprendre que la résolution de l'énigme ne se trouvait pas dans cette pièce complètement vide.

Le rappel à la réalité la statufia sur place un long moment, sa lampe de poche pendant au bout de son bras.

Elle pensait être près du but. Elle pensait être sur une piste. Elle pensait avoir vraiment découvert quelque chose.

Mais elle n'était qu'une gamine de treize ans dont le seul succès avait été de crocheter la vieille serrure d'une cave abandonnée.

Elle eut envie de pleurer en rentrant. Sa volonté s'effondrait toujours à la moindre déception et la surmonter lui demandait un travail qu'elle n'avait pas la force d'accomplir. Elle irait mieux demain. Elle chercherait ailleurs. Peut-être n'avait-elle pas bien regardé.

Et alors que le métro la ramenait vers son quartier, elle s'effrayait de constater qu'elle s'évertuait à inventer un monde pour y vivre au lieu de vivre dans le monde dans lequel elle existait.

__


Son père rentrerait sûrement aux alentours de minuit, piégé qu'il était dans les bureaux collectifs de l'entreprise qui l'employait. Sa mère était sûrement sortie, avide d'échapper à l'appartement vide pour aller visiter ses amies. Sakura n'avait aucune raison de se presser. Elle alla cacher son abattement dans son refuge près du terrain vague.

C'était une cachette qu'elle avait aménagée avec Ino quand elles jouaient encore ensemble. Il fallait traverser le terrain vague, escalader les bennes à ordure, se faufiler à travers une fenêtre cassée et grimper à l'étage d'un hangar désaffecté depuis toujours. Là, un éboulis ouvrait un passage dans l'épaisseur des murs, et derrière tout ce béton, neuf mètres carrés d'isolement attendaient les réfugiées.

Sakura traversa le terrain vague d'un pas rapide, pressée d'être coupée du monde. Elle escalada les bennes à ordure, se glissa par la fenêtre cassée et s'apprêta à se laisser tomber sur le sol quand une tache sombre attira son regard. Dans le vaste hangar aux tôles défoncées, un jeune homme était appuyé contre un poteau.

Elle se figea sur place. L'intrus n'avait pas remarqué sa présence, elle pouvait encore faire demi-tour. Un sans-abri ? se demanda Sakura en amorçant prudemment la marche arrière. Mais il n'y avait quasiment pas de sans-abri à Tokyo, dans ce quartier encore moins. Quoi alors, un étudiant paumé ? Un jeune défoncé ? Un type venu chercher comme elle un endroit où se faire oublier ?

Désormais intriguée, Sakura renonça à retourner sur les bennes à ordures et regarda plus attentivement par-dessus le rebord de la fenêtre. Le garçon semblait assoupi. Prenait-elle un risque si elle allait voir de plus près ?

Sa raison lui hurla que oui, mais elle descendait déjà le long du mur. Aussi silencieuse qu'une ombre, Sakura se faufila de poteau en poteau jusqu'à être suffisamment proche pour entendre la respiration de l'inconnu. Elle la trouva erratique. A peine s'était-elle fait la remarque que le jeune homme releva la tête avec une promptitude inattendue et regarda droit dans sa direction.

Sakura ne put retenir un cri. Son seul réflexe fut de se cacher derrière son poteau.

Il y eut un grand silence dans le hangar. Elle resta là, tremblante, à se demander si elle pouvait repartir sans être poursuivie. Puis prise d'un doute, elle se retourna lentement et glissa un regard de l'autre côté du poteau.

L'homme la fixait toujours.

Le cœur battant, Sakura ne retourna pas se cacher et l'observa à son tour. Il devait avoir dans les vingt ans, peut-être moins. Ses longs cheveux noirs collaient à son front couvert de sueur et ses vêtements étaient d'une saleté surprenante.

Puis soudain, sans aucun signe avant-coureur, elle comprit que si cet homme était sans doute dangereux, il n'en avait pas moins besoin d'aide.

Elle sortit de derrière son poteau.

Elle n'eut pas conscience qu'il s'agissait là du premier véritable pas de sa vie.

Elle s'approcha prudemment, cherchant à comprendre quelque chose au regard luisant posé sur elle, puis avisa la main crispée sur une chemise tachée de rouge. Son estomac se contracta et elle hésita, mais l’homme entrouvrit les lèvres et elle finit par le rejoindre à grandes enjambées.

— Vous êtes blessé, s'épouvanta-t-elle en découvrant le sang qui poissait les doigts du jeune homme.

Il regarda ses mains comme s'il n'avait pas remarqué son état, mais ne dit rien. Sakura se releva d'un bond :

— Je vais chercher du secours.

— Non.

La voix inconnue avait retenti avec une clarté inattendue dans le hangar désaffecté. Sakura s'immobilisa, frappée par ce timbre profond et pourtant si jeune. L'homme essaya de bouger et répéta :

— Non.

— Qu'est-ce qu'il vous est arrivé ? demanda alors Sakura en revenant vers lui.

Il ne répondit pas. Son visage était livide. Prenant une décision, Sakura se pencha et tendit la main :

— Venez. Je vais vous mettre dans un endroit sûr.

Le jeune homme était si faible qu'elle eut le plus grand mal à le traîner jusqu'à l'éboulis qui dissimulait sa planque. Escalader le passage prit du temps et son rescapé donna l'impression qu'il allait vomir lorsqu'il se laissa tomber sur le tapis qu'Ino avait mis en place ici bien des années plus tôt.

En dépit de son état, l'homme semblait alerte. Il parcourut la planque d'un regard vif, notant les vieux coussins, la caisse qui faisait office de table, la bougie posée dessus, la boîte métallique cachée dans un coin, et sembla comprendre qu'il se retrouvait dans l'équivalent d'une cabane d'enfant.

— Je peux regarder votre blessure ? demanda Sakura qui s'était accroupie près de lui.

Il écarta sa main pour toute réponse, dévoilant un flanc déchiré sur six centimètres de long. La plaie semblait profonde. En un instant, Sakura vit défiler dans sa tête tous les romans policiers qu'elle avait lu jusqu'à ce que s'ouvre la page immatérielle de l'un d'entre eux, lui révélant les informations dont elle avait besoin en cet instant précis.

Cette plaie, c'était un coup de couteau. Cet homme s'était donc retrouvé impliqué dans une attaque à main armée. En avait-il été l'initiateur ou la victime, cela Sakura ne pouvait le déduire, aussi écarta-t-elle momentanément la question pour se concentrer sur la suite.

Un coup de couteau, donc. Selon la longueur de la lame et la puissance de l'impact, l'attaque avait pu perforer des organes internes tels l'estomac ou le foie, ce qui nécessitait des soins urgents. Mais s'il s'était agi de cela, l'homme serait déjà plongé dans l'inconscience, vaincu par une hémorragie interne dont le long terme lui serait fatal.

Pas d'organes perforés, donc. C'était déjà ça. Par contre, l'hémorragie restait bel et bien réelle, et Sakura n'avait aucune idée de son étendue. Ouvrant un nouveau livre dans sa mémoire, elle sortit de son sac le foulard de son uniforme et en forma une boule qu'elle pressa contre la plaie.

Un point de compression. Et ensuite ?

— Du sucre, articula l'homme.

— Du… ?

Prestement, Sakura vida son sac sur le sol et récupéra un paquet de bonbons entamés. L'homme secoua négativement la tête lorsqu'elle voulut lui en faire manger un.

— Sur la blessure, haleta-t-il. Du sucre sur la blessure.

Alors ça, elle l'ignorait. Ingérer du sucre pour remédier à un état de choc, c'était quelque chose qu'elle pensait bien avoir lu quelque part, mais répandre ce même sucre sur une plaie ouverte pour accélérer la coagulation, c'était entièrement nouveau dans son répertoire.

Sans poser de question, elle retira les bonbons du sachet par poignées et versa le sucre resté au fond sur le flanc cramoisi. L'homme grimaça lorsqu'elle remit en place son foulard et qu'elle enserra le tout en constituant un bandeau de fortune avec ses chaussettes nouées ensemble. Surveillant du coin de l'œil le visage délavé de son patient, Sakura entreprit ensuite de fouiller l'amas d'objets sortis de son sac à dos pour y retrouver sa bouteille d'eau.

L'homme but un peu puis se mit à tousser. Sakura le laissa retrouver son souffle en réfléchissant.

— Vous ne voulez vraiment pas que j'appelle une ambulance ? insista-t-elle.

Un signe de dénégation lui répondit.

— Et la police ?

— Pas la police, articula aussitôt le jeune homme. Mon frère…

— Vous voulez que j'appelle votre frère ?

— Mon frère. Donne-lui le chat…

— Quel chat ?

L'homme se redressa en grimaçant pour pouvoir mettre une main dans la poche de sa veste. Son bras tremblait, mais il finit par sortir un petit maneki-neko en porcelaine. Sakura contempla l'objet sans comprendre.

— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas prévenir la police ? demanda-t-elle à nouveau.

— Mon frère, répéta le jeune homme. Donne-lui le chat.

Il lui mit le maneki-neko dans la main puis laissa retomber son bras sur le sol, vidé de ses forces.

— Il est où, votre frère ? demanda Sakura en retournant le petit chat en porcelaine dans le creux de sa paume.

— Arrondissement Minato, grogna le jeune homme. Collège Koi Chi.

— Au collège ? Vous ne voulez pas que j'aille directement chez lui ?

— Collège Koi Chi, insista le blessé, le regard soudain plus solide. Uchiha Sasuke. Demande Uchiha Sasuke. Ne parle de moi à personne d'autre qu'à Uchiha Sasuke.

— D'accord, s'empressa d'assurer Sakura, inquiète de voir la sueur perler sur les tempes de son inconnu. Je lui donnerai. Je vous le jure.

La promesse sembla apaiser le jeune homme dont les épaules se détendirent enfin. Il avait replacé sa main sur sa blessure et paraissait prêt à s'endormir. Sakura se releva et entassa sur lui toutes les couvertures qu'elle put trouver, vestiges d'une tentative avortée de nuit clandestine. Elle plaça la bouteille d'eau à portée de main, alla chercher les paquets de gâteaux que contenait la boîte en fer du coin et rassembla les bonbons sur un mouchoir en papier.

Elle n'avait qu'une conscience relative de l'instabilité physique et psychologique de la personne qu'elle avait sous les yeux. Elle ne faisait qu'accomplir les gestes qu'elle pensait appropriés à la situation.

Elle ignorait que de ces gestes dépendait la vie d'un homme.

— Je reviendrais demain, promit-elle lorsque tout lui sembla prêt. Je vous apporterais une trousse de pharmacie et de quoi manger, d'accord ?

— N'oublie pas, fit le jeune homme d'une voix pâteuse. Donne le chat à Uchiha Sasuke.

— Uchiha Sasuke, le chat, répéta Sakura pour montrer qu'elle avait bien compris. Reposez-vous, maintenant. Vous êtes en sécurité ici.

Elle escalada l'éboulis. Une ultime appréhension la fit hésiter au moment de passer de l'autre côté et elle se retourna. Comme le jeune homme fermait les yeux avec un calme enfin retrouvé, elle se décida finalement à quitter la planque et à rentrer chez elle.

L'impact de l'évènement ne la saisit que bien plus tard, alors qu'elle était couchée dans son lit et que sa mère était déjà passée lui dire bonsoir. L'état de choc tardif l'empêcha de respirer, elle haleta, chercha de l'air, froissa ses draps sous ses doigts, et à travers un déferlement brutal d'émotions et de souvenirs elle comprit qu'elle n'avait pas assimilé ce qui venait de lui arriver.

Pas une seule seconde elle ne pensa qu'elle avait finalement vécu l'une des aventures qu'elle avait poursuivies avec tant d'assiduité.

Pas un seul instant elle ne se dit que cette aventure ne faisait que commencer.

__


Elle prétexta une réunion de classe pour partir plus tôt ce matin-là. Sa mère ne se douta de rien, se souvenant que le festival culturel approchait et qu'il était cohérent que les élèves s'y attellent dès maintenant, et se contenta de se dépêcher de finir le panier repas que Sakura emportait tous les jours au collège.

Munie de cette précieuse boîte et d'un sac en plastique dans lequel elle avait entassé le contenu de l'armoire à pharmacie de la salle de bain, Sakura s'échappa de l'appartement avant que sa mère ait le temps de remarquer qu'il manquait son foulard à son uniforme. Escaladant les bennes à ordures en essayant tant bien que mal de ne pas froisser sa jupe plissée, Sakura commença à ressentir une sourde appréhension qui ne fit que s'amplifier à mesure qu'elle approchait de sa planque.

Et si elle avait rêvé ?

Et si la blessure était trop grave ?

Et si elle le retrouvait inconscient ?

Le cœur au bord des lèvres, Sakura escalada les éboulis en trébuchant. Puis lorsqu'elle se fut redressée dans la petite planque, les jambes en coton, ses muscles relâchèrent leur tension : l'homme était bien là, adossé au même endroit que la veille, et il tournait la tête dans sa direction. Sakura vit aussitôt qu'il avait les idées plus claires.

— Comment t'appelles-tu ? lui demanda-t-il alors qu'elle déballait la pharmacie.

— Haruno Sakura. J'habite à côté.

L'homme hocha la tête, puis reprit :

— Je vais me soigner tout seul. Va en classe.

Se sachant déjà en retard, Sakura n'insista pas et laissa la pharmacie. Elle n'oublia pas de donner également son panier repas et son thermos de thé, puis se releva en époussetant sa jupe.

— Ton foulard, dit l'homme en lui tendant le tissu tâché qu'il avait remplacé par une compresse trouvée dans la pharmacie.

— Je repasserais ce soir. Est-ce que vous voulez que je vous rapporte quelque chose ?

— Non. Pars vite.

Sakura fila.

__


L'univers bariolé du collège ne lui parvenait qu'à travers un filtre opaque qui dénaturait les bruits et assourdissait les couleurs.

Elle traversait les couloirs, prenait ses livres dans son casier, se rendait dans sa classe, voyait tous ces gens autour d'elle qui déambulaient comme tous les jours et elle se disait : il y a un inconnu dans ma planque.

Puis elle arrivait devant sa classe, rejoignait son bureau, s'installait, écoutait son professeur entamer la leçon du jour et songeait : j'ai un maneki-neko en porcelaine dans la poche.

Alors elle se redressa, sortit les épaules, releva le menton. Il y avait un inconnu dans sa planque, elle avait un maneki-neko en porcelaine dans la poche ! Autant de choses qui n'arriveraient jamais à aucun de ses condisciples pourtant si prompts à frimer avec leurs nouveaux téléphones portables !

Ragaillardie, Sakura fit semblant de griffonner des notes tout en établissant le programme de sa journée. Elle allait se précipiter au collège Koi Chi dès la fin des cours. Comment elle allait y retrouver Uchiha Sasuke, elle n'en savait rien, mais elle trouverait en chemin. Une fois le chat remis à son destinataire, elle retournerait à la planque et…

— Pssst ! siffla une voix sur sa droite. T'en veux un ?

Surprise dans son escapade mentale, Sakura releva la tête et son regard se posa sur le nougat qu'on lui tendait sous la table. Comme elle avait laissé son déjeuner à l'inconnu de la planque, elle récupéra la friandise avec empressement et la cacha dans sa trousse.

— Tu me laisses voir tes notes en échange ? siffla à nouveau la voix.

Sakura poussa son cahier vers la droite, mais l'assemblage de mots sans suite fit rigoler son voisin.

— T'es dans la lune, conclut-il.

Et il lui donna un deuxième nougat.

Inuzuka Kiba n’avait pas toujours été aussi amical à son égard. De la maternelle jusqu’à la fin du primaire, il s’était acharné à lui faire payer d’être une petite fille sage, bonne en classe et toujours bien habillée. Comme Sakura n’avait jamais su se défendre, d’autres avaient suivi Kiba dans son infatigable croisade et les souvenirs que Sakura gardait de ces années-là, c’était un ensemble de moqueries et de regards méprisants qui avaient fini par lui faire comprendre que si les adultes louaient ses dispositions, aux yeux des autres élèves, être une bonne élève était le dernier des déshonneurs.

Elle s’était faite traiter de fayote parce qu’elle n’éprouvait aucun problème à parler à ses professeurs à la fin des cours, elle était passée pour une chouchoute parce qu’elle avait toujours eu d’excellents résultats et on lui avait collé l’étiquette de sainte-nitouche parce qu’elle levait toujours la main pour participer en classe. Autant de choses que Sakura ne comprenait pas, de la même façon que les autres élèves ne comprenaient pas comment elle pouvait ne pas voir cette limite qui séparait les enseignants des élèves pour en faire deux groupes rivaux.

Kiba avait mené cette campagne d’humiliation sans faiblir jusqu’au jour où, par accident, il avait expédié le panier repas de Sakura à travers la fenêtre du bus scolaire. Terrifié à l’idée des représailles pour un acte qu’il n’avait même pas eu l’intention de faire – bien qu’il eut admis que le principe était plutôt amusant – il avait été profondément soulagé quand Sakura lui avait assuré qu’elle ne le dénoncerait pas. Puis le jour de leur rentrée au collège, Kiba et Sakura s’étaient retrouvés dans la même classe, seuls élèves familiers dans un flot d’inconnu, et d’un instinct curieux, ils s’étaient assis côte à côte.

Certaines amitiés échappent à toute logique.

__


— S'il vous plaît, je cherche Uchiha Sasuke…

— Qui ?

— Uchiha. Uchiha Sasuke.

La secrétaire d'accueil jeta un regard morne à la préadolescente qui se tenait accrochée des deux mains au comptoir de sa loge.

— Tu n'es pas de ce collège, signala la femme en avisant l'uniforme de Sakura.

— Non. Je dois voir Uchiha Sasuke, c'est très important.

— Eh bien attend-le devant le portail.

L'ordre tomba comme une sentence. Il résonna de longues secondes aux oreilles de Sakura, un coup de glas, mais la jeune fille se raccrocha davantage au comptoir, hissée sur la pointe de ses pieds pour paraître plus grande.

— S'il vous plaît, madame, insista-t-elle. Je dois voir Uchiha Sasuke. Pouvez-vous me dire où je peux le trouver ?

Le regard de la secrétaire était agacé maintenant.

— Il est probablement à son club. Attend devant le portail.

— Est-ce que je peux entrer pour le rejoindre ?

— Non. Attend devant le portail.

Sakura abandonna. Cette femme était une porte fermée. Elle ressortit du hall, traversa la cour et s'approcha du portail d'un pas hésitant. Elle ne savait pas où attendre. Elle ne savait pas comment reconnaître Sasuke. Elle avisa un groupe de garçons qui traînait par là.

— Excusez-moi, je cherche Uchiha Sasuke…

— Hein ? Connais pas. Il est en quelle classe ?

— Euh…

Les visages étaient perplexes et suspicieux. Sakura ne lâcha pas l'affaire. Elle se tourna vers un deuxième groupe, plus jeune :

— Excusez-moi, je cherche Uchiha Sasuke, savez-vous…

— Uchiha… C'est pas le petit brun en 2A ?

— Il est à son club, s'il a pas séché. Pourquoi tu le cherches ?

— Pour la rencontre inter-collèges. Comment je peux le reconnaître ?

— Je savais pas qu'on faisait une rencontre inter-collèges. Pourquoi c'est lui que tu veux ? Tu devrais pas demander le conseil des élèves ?

— Si, approuva Sakura en faisant marche arrière. Merci, bonne soirée.

Elle se rangea contre le mur en essayant d'échapper aux regards curieux. Ses mensonges manquaient de finesse. C'était mauvais. Un vrai détective savait mentir.

Le maneki-neko serré dans sa poche, Sakura scruta les élèves qui sortaient par petits groupe des portes béantes du collège en sentant son estomac se contracter. Elle s'apprêta à demander l'aide d'une deuxième année qui passait quand son regard tomba subitement sur un duo qui descendait les marches et elle le reconnut. Sans hésitation, sans le moindre doute, elle le reconnut : Uchiha Sasuke, c'était l'homme d'hier avec simplement quelques années de moins.

Son cœur tambourina dans sa poitrine alors qu'elle se précipitait sur le gravier. Elle n'en revenait pas que ce fut si facile. Leurs visages étaient différents pourtant. Leurs regards aussi. Mais c'était lui, elle le savait.

— Uchiha Sasuke ?

Le garçon leva la tête, sa longue frange balayant ses mâchoires encore rondes et ses yeux d'épervier luisant d'un éclat obscur. Il ressemblait à un vaste démon enfermé dans un étroit corps d'enfant.

— Je m'appelle Haruno Sakura, poursuivit Sakura avec assurance. Ton frère m'a dit de te retrouver.

Le garçon qui accompagnait Sasuke émit une exclamation incrédule. C'était un petit blond râblé, sa chemise d’uniforme débordait de son pantalon et il avait les lacets défaits.

— Quoi ? fit Sasuke, un pli d'adulte barrant son front juvénile.

— Ton frère, répèta Sakura. Il est blessé. Il m'a dit de te donner ça.

Portée par la sensation de son importance – elle savait des choses que le beau Sasuke ignorait – elle lui mit le maneki-neko dans la main. Sasuke regarda l'objet sans comprendre, puis releva ses yeux d'onyx tandis que par-dessus son épaule, son copain se penchait pour mieux voir. Sakura se souvint un peu tard qu'elle n'était pas censée parler devant quiconque d'autre que Sasuke.

— C'est une blague ? se méfia celui-ci.

— Je te jure. Je l'ai trouvé hier soir, il a reçu un coup de couteau mais je l'ai emmené dans ma planque et il n'a pas voulu appeler la police. Il m'a dit : "Donne le chat à Uchiha Sasuke".

Sasuke la dévisagea, le visage assombri de doute et de méfiance. Puis il se tourna vers son copain qui haussa les épaules d'un air interloqué, et refit face à Sakura.

— Il est où ?

— Dans ma planque, répéta Sakura.

— Emmène-moi.

— Il m'a dit de ne pas en parler à d'autres personnes, hésita Sakura en glissant un coup d'œil au copain blond.

Mais Sasuke eut un geste énervé du menton. Il insista :

— Emmène-nous.

__


Tout était en ordre. Les couvertures étaient pliées, les gâteaux retournés dans leur boîte, la pharmacie rangée sur la caisse de bois. Il ne restait que quelques traces de sang sur le tapis.

Sakura n'en croyait pas ses yeux.

— Il est parti, s'éberlua-t-elle.






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