Fiction: Ma première victime (terminée)

Plus rien ne bougeait, plus rien ne semblait être animé par la vie. J’avais peine à ressentir l’anéantissement, le vide et la terreur m’habitant, tant ma peine était indescriptiblement omniprésente. Mes yeux cessèrent leur exploration en s’immobilisant sur l’homme gisant à mes côtés. Je me mis alors à trembler d’effroi et, serrant mes genoux contre ma poitrine, versant des larmes pour imiter les cieux, empoignant fermement mon arme souillée de sang, j’observai en sanglotant le cadavre de ...
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Harlequin (Masculin), le 15/09/2011
One Shot

Don't hold me with your eyes. The light in them I cannot see.
No need to blind me, there's this darkness where I walk.




Chapitre 1: Ma première victime



Une journée pluvieuse m’avait réveillé ce matin-là, à la manière dont une journée ensoleillée l’aurait fait. Une journée pluvieuse comme on les connaît : à la manière de celles qui privent toutes choses de la caresse d’une lueur diurne, ou de celles qui encouragent la créativité et la terreur qui l’accompagne ; prit place sans crier gare. Ironiquement, peu de choses peuvent crier gare, et peu de choses en trouveraient l’utilité.

L’azure, devenu le néant, le plus profond vide, celui d’un noir indescriptible, s’apitoyait sur son sort ; versant toutes les larmes qu’il contenait : parfois doucement, douloureusement, parfois rageusement, comme pour détruire le monde et lui-même par la même occasion. Depuis bientôt une semaine et ce sans arrêt, sans répit, le ciel pleurait noyant la terre, tentant de noyer ses soucis. Au dessus de mon toit de paille et de glaise, seul rempart me protégeant de la nature cannibale, la pluie rugit.

Le vent se joint à la partie, frappant l’azure, l’encourageant à pleurer davantage. Le vent jouissait. Empêchant les larmes des cieux d’atteindre le sol, il se fracassait contre l’eau. Des rideaux d’air se formèrent, voilant la cime des arbres, la cime des montagnes, la cime du monde. Le vent criait, criait des hurlements plus stridents que ceux de la pluie; s’engouffrant tel un pervers satanique sous les jupes des femmes, faisant claquer comme de petits copeaux de bois les enseignes des petites boutiques, écrasant, prenant la place qui lui revenait. Le souffle humide s’imposa.

Enveloppée de vapes ténébreuses, de tentacules ébènes jaillissant de chaque interstice, de chaque cavité ; une silhouette, la mienne, se profila à l’entrée de l’échoppe de mon père. Le vieil homme ne daigna pas m’adresser un regard. Il continua à marteler le fer de futur fuma shuriken, harmonisant ses gestes avec le grondement du ciel. J’entrai en silence, dégoûtant sur le plancher de bois ramolli par l’humidité ambiante. Mon père grommela, avec son ton naturellement chargé de reproches, m’ordonnant de changer de vêtements avant d’attraper un quelconque mal. J’obéis machinalement, n’ayant d’ailleurs aucune raison de m’y objecter. J’étais en voie d’enfiler une chemise chaude ayant reposée près du foyer lorsque ces sournoises demoiselles, filles du grand Daimyo du pays de l'eau, entrèrent en trombe dans la maison en riant comme des névrosées.

Leur sourire irritant se mua alors en grimasse. L’une d’elle, faisant office de porte-parole pitoyable au petit groupe en jupon, me décrocha la première un regard chargé de mépris. « Tu n’as donc pas honte, Harlequin, de troubler les dames en pratiquant ainsi de l’exhibitionnisme? » Mon père saisit évidemment l’occasion pour élever le ton et m’envoyer paître, me rappelant, comme si les fondements du monde en découlaient, qu’il ne m’avait pas élevé ainsi. Justement, il ne m’avait pas élevé du tout. Loin de battre en retraite, j’enfilai tranquillement un vêtement et m’éloignai d’un pas lent, bien résolu à ne pas baisser les yeux.

Un bruit sourd, qui dura l’espace d’un instant incalculable, troubla alors la régularité de mes pas. Je n’en avais que faire. S’en suivit quelques murmures brefs de la part des chimères. Je n’en avais que faire, également. Néanmoins, un cri strident, coupé par un manque d’air quasi instantané, capta mon attention. Je me retournai, posant un regard curieux sur les quatre femmes. Deux d’entre elles avaient les mains plaquées sur la bouche, semblant retenir un hurlement ou leur dernier repas. Une autre versait des larmes muettes, les mains crispées sur sa tunique. La dernière tenait fermement une colonne en bois, les lèvres tremblantes. Leurs regards convergeaient. Le mien en fit de même, répondant à la curiosité naturelle de l’être humain.

C’est à cet instant que mon père s’écroula à genoux, une main à la gorge, les yeux fixes, tentant frénétiquement de retirer la flèche s’étant plantée dans sa jugulaire. Mon regard se posa un instant sur la pointe à larges dents et tachée de sang visible derrière la nuque de mon père, à la manufacture bien reconnaissable. Le vieux armurier chuta vers l’avant. La flèche pénétra davantage dans son cou, se tendant fièrement de l’autre côté tel un étendard macabre ; puis, se brisa sous le poids de l’homme. L’extrémité aux plumes crasseuses rebondit sur quelques mètres avant de s’immobiliser sur le sol, devant les demoiselles. Mon père gisait, son marteau dans son poing.

Un frisson me parcourut, faisant trembler imperceptiblement mes épaules. Mes yeux se remplirent de larmes, sans toutefois les laisser s’échapper. Le monde se mit à onduler, comme le lit d’un torrent vu en plongée. Poussées par un instinct de survie les rendant insensées, les nobles femmes se ruèrent vers l’extérieur. Je demeurai immobile, observant, comme un spectateur impuissant, la suite du cauchemar.

Dès qu’elles posèrent leurs petites sandales de tissu à l’extérieur, le monde sembla revêtir une toute autre apparence. Par la fenêtre orientée vers l’est, les flammes montèrent, s’imposant, engloutissant la demeure de mon voisin. Une dizaine d’hommes, tous plus défigurés les uns que les autres, passèrent à la course, katana brandies, hurlant à la fois pour s’encourager et pour terrifier. Par la fenêtre s’ouvrant vers l’ouest, des saccages étaient en cours, la destruction était la principale activité. Par la porte, j’entrevu un cavalier qui fondit sur les demoiselles tel un oiseau de proie affamé, saisissant l’une d’elles par les cheveux et l’entraînant à sa suite. Un second meurtrier sur le dos d'un loup géant le suivit, intimant tout bonnement à son destrier de foncer sur les trois jeunes femmes restées sur le seuil. Les pauvres filles demeurèrent immobiles, meurtries.

Et bien que je sois un homme, que je sois adulte depuis peu, j’éclatai en sanglots. L’odeur du sang, de la fumée, de la mort rôdant contre le sol ; le bruit des sorts de feu chantant sa victoire, des épées tranchant les chairs, des femmes étranglées ; les visions d’horreur, des familles démembrées, des âmes fuyant leurs bourreaux... Autant de données cruelles et soudaines me plongeant dans une souffrance morale particulièrement pénible.

Un craquement sourd m’étouffa, et je tentai péniblement d’avaler un sanglot trop chargé d’émotions. Je me retournai, essuyant mes yeux, frottant ma gorge irritée par la fumée. Dans la pénombre de cette journée orageuse, je vis l’arrière de la boutique s’effondrer, comme massacrée par une force surhumaine. Un pied immense apparut parmi les décombres, sur le sol les boyaux d’un homme ayant été écrasé.

Le sol trembla. Je me retournai alors que la toiture de paille s’effilochait, que les poutres craquaient et que les planches se rompaient sous le poids d’un second pied gigantesque. Mes précédents sanglots ayant fait office d’exercices, m’obligeant à respirer avec peu d’air, je pu donc, sans vraiment devoir prendre mon souffle, me propulser hors de l’échoppe avant que ce géant ne l'écrase complètement. Je roulai dans la boue, au milieu de la rue dite principale.

Je relevai la tête, des mèches de cheveux crasseuses collées contre mes tempes. À quelques mètres de moi, j’aperçu une fillette, le regard fixe, le visage figé d’une indifférence post-traumatique, frappant frénétiquement le crâne d’un renégat mort avec une pierre, lui broyant le visage, lui brisant les os. À côté d’elle, sa mère, la gorge ouverte comme une deuxième bouche béante et grotesque, gisait dans une marre d’eau et de sang. Mais ce fut le ninja de Konoha mort subissant le massacre de la jeune fille qui attira davantage mon attention. Je m’approchai de lui à quatre pattes, le souffle court, déposant ma main visqueuse sur le pommeau d'un kunai enfoncé dans son abdomen. Je demeurai ainsi plusieurs minutes, ne prêtant nullement attention à la bataille décimant mon village, fixant la plaie de l’homme où se nichait ma nouvelle acquisition.

La fillette cessa de marteler le cerveau de l’homme. Nos regards se croisèrent, échangeant un néant commun. Je retirai brusquement la lame, ramenant mon bras contre moi en guise de protection, et me relevai, chancelant.

Le tonnerre couvrit le hurlement d’une femme, se faisant violer de l’autre côté de la rue. Une volée de tires enflammées fila devant moi, en un éclair sifflant, et vint se fondre dans le moulin du village. Le bâtiment symbolique se tordit instantanément, devint obscure, souillé par le mal. Les flammes commencèrent à lécher avidement les planches, le brasier semblait frémir d’euphorie, comme s’il était vivant et réjouit.

Mon regard se détacha de ce spectacle morbide lorsque j’entendis, derrière moi, des pas précipités dans les flaques d’eau de la route chaotique. Je pivotai sur un pied, faisant grincer la glaise sous mon talon, et me retrouvai face à face avec un ninja. L’instant présent sembla s’éterniser. Je gardai mon poing contre ma poitrine tout en le faisant pivoter vers le haut, présentant la lame du kunai à la cage thoracique de l’homme édenté. Profitant ainsi de la charge de mon adversaire, qui tendait probablement les mains dans le but de m’étrangler ou de me briser le cou, l’arme pénétra dans sa chair, glissant sur les os, se frayant un chemin jusqu’au cœur. Son poids s’abatis sur moi, et le corps raidi de l’homme, bien plus grand que le mien, me renversa. Écroulé sur le sol, mes forces me quittèrent. L’impact m’avait coupé le souffle, la peur et l’angoisse, tiré mes énergies. Je fermai les yeux, écrasé dans mon tombeau protecteur : je m’endormis entre le cadavre encore chaud de l’homme, et la boue toujours glaciale de la route ensanglantée.

Lorsque j’ouvris enfin les yeux, seul le bruissement de l’eau dans les feuillages n’était perceptible. Je poussai la carcasse du meurtrier vers le côté, laissant échapper un gémissement mêlé de désespoir et de douleur. Assis au milieu du chemin de terre, j’observai curieusement ma poitrine, où s’étendait une large ecchymose bleutée ; l’endroit où le pommeau de mon arme avait prit appui.

Je balayai les ruines de Kiri d’un regard mort. Plus rien ne bougeait, plus rien ne semblait être animé par la vie. J’avais peine à ressentir l’anéantissement, le vide et la terreur m’habitant, tant ma peine était indescriptiblement omniprésente. Mes yeux cessèrent leur exploration en s’immobilisant sur l’homme gisant à mes côtés. Je me mis alors à trembler d’effroi et, serrant mes genoux contre ma poitrine, versant des larmes pour imiter les cieux, empoignant fermement mon arme souillée de sang, j’observai en sanglotant le cadavre de ma première victime...



- FIN



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