Portsall


Fanfiction Naruto écrite par NeN (Recueil de NeN)
Publiée le 24/05/2014 sur The Way Of Naruto






Chapitre 12: Avec des mots différents



Il n'avait suffi que d'un croisement de regards et d'un geste à peine esquissé en direction du paysage pour qu'ils s'éloignent côte à côte, laissant derrière eux les voiliers échoués sur la grève et le reste des stagiaires qui s'éparpillaient.

Ils avaient longtemps marché en silence, à écouter les éclats lointains des voix et le crissement moelleux des algues sous leurs pieds, puis la vase laissa place à un sable granuleux et Neji ouvrit la discussion :

— Il ne reste plus que deux jours.

Hinata hocha la tête sans rien dire. Devant eux, les traces de pattes d'un goéland recouvraient la plage de motifs qu'elle ne voulait pas abîmer, serpentant d'un tas de galets à l'épave écorchée d'une vieille barque de pêche.

— Il va falloir réfléchir à ce qu'on dira à notre retour, poursuivit Neji alors qu'ils se dirigeaient machinalement vers l'épave. Je doute qu'ils aient apprécié le coup de la fugue.

Il se tut une seconde, puis ajouta :

— Pour toi encore moins. Pourquoi m'as-tu suivie à ce stage, Hinata ?

Hinata s'était approchée des bordées éventrées de l'embarcation gisante sur le sable. Le bois était noirci et recouvert de coquillages, fendu de part en part et attaqué par le sel. A travers le trou béant de la coque, ils voyaient le plancher défoncé de l'intérieur et les restes de ce qui avait été un banc près de la poupe. Le compartiment dans lequel était censé se trouver le moteur était vide, rempli d'herbes sèches, et quelques restes de peinture écaillée tachetaient les panneaux de lueurs vert d'eau.

Hinata s'était assise sur le squelette à découvert de l'épave. Au-dessus de sa tête, la silhouette fantomatique d'un nom se laissait deviner sur les planches, mais les lettres étaient bien trop rongées par le temps pour parvenir à le lire.

— Je t'ai suivi parce que… Parce que j'avais peur que tu t'éloignes pour de bon, répondit-elle en se tordant les mains.

Neji la regarda un instant, puis détourna le visage vers le large pour constater amèrement :

— Ce serait peut-être la meilleure chose qui pourrait arriver à tout le monde.

Hinata avait sursauté. Il lui fallait des efforts considérables pour parvenir à exprimer ses pensées devant lui, mais il ne la brusqua pas et attendit patiemment qu'une phrase sorte de sa bouche ouverte.

— Ce… Ce n'est pas vrai, affirma-t-elle en rougissant. Si tu t'en vas, ils… ils auront gagné.

Elle prit soudain de l'assurance puisqu'elle se redressa en rabattant derrière son oreille les mèches de cheveux qui volaient devant ses yeux.

— Tu sais, Neji, on… on a été tellement proches quand nous étions enfants que je… Je me demande comment les adultes ont bien pu finir par nous séparer. Nos deux familles se sont toujours disputées, mais je pensais… Comme nous étions une autre génération…

Neji laissa sa voix retomber jusqu'à disparaître à nouveau. C'était justement à cause de leur génération que les rivalités s'étaient décuplées au sein de leur grande famille. Tout cela pour la même stupide raison : qui devait hériter de leur nom et de leur fortune ?

Le destin semblait avoir délibérément choisi de les punir d'attacher tant d'importance à cette préoccupation en compliquant incroyablement la décision à prendre. Hinata et Neji étaient les enfants de Hiashi et Hizashi ; Hiashi était l'aîné des jumeaux, mais Hinata étaient une fille. Hizashi n'était que le second, mais Neji était un garçon, et le premier-né de surcroît. Alors à qui reviendrait l'héritage ?

Enfants, Neji et Hinata avaient à peine conscience des accrochages qu'ils provoquaient par leur simple existence. Adolescents, les relations s'étaient faites plus tendues, et plus tard il y avait eu la mort de Hizashi et le gouffre qui s'était soudain ouvert entre eux s'était présenté infranchissable.

Et ils se retrouvaient là maintenant, près de cette épave dévorée par le sel, à chercher ce qu'il y avait à sauver parmi les décombres.

Neji se dit que son père aurait aimé qu'il soit là. Il aurait apprécié le voir essayer encore, décider de ne pas tout laisser s'évanouir dans le lointain. Alors il se retourna et s'accroupit pour être à la hauteur de Hinata, conscient qu'il était le seul à avoir le pouvoir de la libérer de ces démons qui l'empêchaient de s'envoler et que la formule magique tenait dans une simple phrase.

Mais elle était difficile à prononcer, cette phrase, parce qu'en dépit du temps qui passait il n'arrivait pas à accepter qu'elle fût vraie. Il n'y croyait pas, il ne la pensait pas. L'écho de la raison résonnait pourtant en lui, puisqu'il se résolut à essayer de l'apprivoiser finalement. Après tout, certaines choses n'existent pas avant qu'on les prononce.

— Hinata, dit-il en inspirant profondément. Ce n'est pas de ta faute si mon père est mort. Ce n'est de la faute de personne.

Il y eut un battement de cœur, un frémissement de cils, puis Hinata fondit en larmes.



Elle était debout à l'avant d'un grand voilier blanc qui filait comme un oiseau sur la crête des vagues. Le vent sifflait à ses oreilles, l'horizon s'étirait à l'infini devant elle et le soleil inondait les moindres recoins du paysage. Elle ignorait qui tenait la barre, mais peu lui importait : un vol de goélands passa en criant devant la proue du navire, une gerbe d'écume explosa dans l'air, puis le coude d'Ino lui rentra dans les côtes et elle se réveilla en sursaut.

Le plafond blanc l'accueillit aussitôt, pailleté des reflets qui se glissaient à travers le hublot entrouvert de leur cabine. La chaîne qui les reliaient à leur coffre cliquetait contre la coque et le doux bercement du Big Red Boat imposait à sa couchette un mouvement apaisant qui l'empêcha de se mettre en colère.

Elle se contenta de repousser la silhouette endormie d'Ino contre Sakura en se disant qu'elle se vengerait plus tard, puis s'extirpa de son duvet en attrapant ses vêtements. Sa polaire de Saint Quay Portrieux comme son pull bleu étant toujours introuvables, elle se résolut à remettre le sweat que lui avait passé Kiba la veille et enfila ses tennis avant de quitter la cabine avant.

Asuma dormait toujours sur la banquette bâbord : l'horloge de bord indiquait sept heures dix. Veillant à ne pas le réveiller, Tayuya traversa l'habitacle pour grimper les marches de la descente et fit coulisser le panneau du roof. Une bourrasque humide vint la saluer alors qu'elle passait la tête à l'extérieur.

La marée avait monté pendant la nuit, recouvrant la grève de vagues scintillantes. La jetée sur laquelle ils s'étaient rendus le jour précédent n'était plus qu'une langue de granit rose effleurée par une mer ridée et le phare sommeillait du haut de son piton rocheux, éteint jusqu'au soir.

Son rêve lui revint par images fulgurantes et elle eut envie de repartir tout de suite. Quand est-ce que les autres se lèveraient-ils ? L'équipage du HMS Adventure s'activait déjà, dégageant le pont et roulant les écoutes tout en mangeant leurs tartines à la sauvette.

— Bouh !

Tayuya poussa un hurlement et se cogna violemment le crâne contre le rebord du roof. Au pied de la descente, Naruto était mort de rire.

— Ha ha, tu verrais ta tête !

— Espèce de… Non mais ça va pas ?!

— Désolé, c'était trop tentant, t'étais tellement absorbée que…

— Pauvre con ! Je vais te tuer !

Une bruyante cavalcade s'ensuivit dans l'habitacle, rendue malaisée par le manque d'espace. Naruto finit par tomber sur Asuma qui se réveilla d'un bond et le reste de l'équipage émergea bientôt, attiré par le bruit.

— C'est déjà la fête ? baragouina Ino en avisant Tayuya étrangler Naruto, à genoux sur la banquette.

— Au secours !

— Tayuya, lâche-le, il devient bleu !

— Je l'étouffe si je veux !

— Mais elle est folle !

La voix d'Asuma tonna soudain par-dessus le vacarme :

— Très bien les gosses, vous vous calmez tout de suite ou on se refait un exercice de récupération d'un homme à la mer !

Tout le monde se figea brusquement en regardant avec appréhension Killian la bouée qu'il brandissait avec menace. Satisfait, le moniteur repoussa Naruto pour pouvoir se lever et alla allumer la radio pendant que les autres osaient seulement se remettre à bouger.

— Qui veut du café ? demanda Shikamaru à voix basse.

— Non merci, répondit Sakura sur le même ton.

— Envoie les céréales, murmura Kiba en s'affalant sur une banquette.

Ils se firent passer les bols en prenant soin de ne pas les faire s'entrechoquer, puis Tayuya se brûla avec la bouilloire et le beuglement de douleur qu'elle poussa la fit se faire éjecter à l'extérieur pour aller gréer les voiles.

— Et gare à toi s'il y a le moindre nœud dans les écoutes, ajouta Asuma d'un ton menaçant avec de refermer le capot du roof.

Retenant une bordée d'insultes, Tayuya ouvrit les coffres en maugréant. Elle était occupée à fixer le point d'amure du gennaker, assise en tailleur sur le pont, quand Kiba vint la rejoindre avec son bol de céréales.

— C'est pas le point d'écoute, ça ? fit-il remarquer la bouche pleine.

— Et putain, grommela Tayuya en défaisant la manille qu'elle venait juste de parvenir à refermer.

— La journée s'annonce bien, ironisa Kiba qui enfourna une seconde cuillerée de Miel Pops pour fêter ça.

Tayuya ne prit pas la peine de répondre et s'attaqua plutôt au foc encore au chaud dans son sac. A bord du HMS Adventure, Tenten leur adressait de grands signes de la main en guise de bonjour.

— Dis, caïd…

— Quoi ? grogna Tayuya à qui la soudaine gravité de la voix de Kiba ne disait rien qui vaille.

— Est-ce que tu as déjà pensé à te venger ?

Elle ne répondit pas tout de suite, le temps de se remettre de sa surprise.

— T'as du cran pour oser poser une question pareille, fit-elle remarquer d'un ton mauvais.

Il haussa les épaules. Tout ce qu'il voulait, c'était une réponse.

— A quoi bon ? dit-elle alors.

Elle retrouva enfin un œillet dans la masse fluide de la voile, vérifia qu'il s'agissait bien du point d'amure et entreprit de dévisser la manille qui le fixerait à la proue.

— Me venger de qui ? reprit-elle soudain. Me venger de quoi ?

— J'sais pas, de l'affaire Itachi, de la mort de Yahiko, de l'abandon de ta mère. Après tout, c'est pas les coupables qui manquent.

— Y'à pas de coupables dans cette histoire, gueule de clown. On est tous responsables de nos propres actes.

Visiblement, il ne s'attendait pas à une prise de position pareille. En tout cas, ça suffit à lui faire oublier ses Miel Pops.

— J'pensais que c'était contre tous ces cons que t'aurais de la rancune. Pourquoi t'es si vénère, alors ?

Tayuya serra les dents. L'axe de la manille céda enfin entre ses doigts et elle la fit passer dans l'œillet du foc avant de répliquer :

— Si tu ne sais pas contre quoi tu te bats, c'est pas grave. T'auras tout le temps de te trouver des ennemis plus tard. L'important, c'est de jamais déclarer forfait.

Les voiles d'avant furent enfin correctement installées. Tayuya roula les sacs en boule en jetant un regard à Kiba qui méditait sa dernière phrase en silence, puis Asuma vint inspecter le travail d'un œil inquisiteur. Pas mal, admit-il en vérifiant les points d'écoute du foc puis du gennaker.

— Le vent va forcir en fin de matinée, on devra bientôt les affaler, ajouta-t-il. En prévision, d'ailleurs, je vais vous montrer comment on prend un ris.

— Un quoi ?

— Regardez la grand-voile. Il y a trois lignes d'œillets sur les deux tiers du bas. Ils servent à la raccourcir pour réduire la surface de toile lorsqu'il y a trop de vent. C'est assez pratique.

— Oui, en effet…

— Hep, capitaine ! lança Naruto du cockpit. Où est-ce qu’on dort, cette nuit ?

— Si tout va bien, à Roscoff.

— Comment ça, "si tout va bien" ? fit la voix méfiante de Shikamaru depuis le capot.

D'un même ensemble, Tayuya et Kiba se tournèrent vers le large : si le ciel était d'un bleu estival au-dessus de leur baie de mouillage, l'horizon se barrait de nuages duveteux dont la blancheur ne suffit cependant pas à les inquiéter.

Ils partirent en même temps que le HMS Adventure et cette fois, les deux voiliers restèrent à portée de vue tout au long de la matinée. Ino et Sakura s'amusèrent à communiquer en morse avec ils ne savaient qui d'en face à l'aide de la lampe tempête, puis Sasuke attira l'attention de tout le monde en s'exclamant soudain avoir aperçu un aileron.

— Génial, on est cernés par des requins maintenant, maugréa Shikamaru en venant se pencher par-dessus bord avec les autres.

— Il n'y a pas de requin dans les parages…

— Là ! Là ! glapit Sakura. Le requin !

Une forme noire et luisante se courba entre deux remous avant de s'évanouir aussitôt, enfouissant son aileron acéré dans l'eau sombre. L'apparition avait percuté Tayuya de plein fouet et elle scruta les vagues avec méfiance alors qu'Asuma affirmait :

— Ce n'est pas un requin, c'est un marsouin. De la famille des dauphins…

Mais Ino transmettait déjà avec sa lampe :

— Avons… vu… requin… Attention…

— Ce n'est pas un requin !

— Ça me rappelle un film, déclarait Naruto. Vous pensez qu'on peut l'appâter avec du sang ?

— Sans doute. Après tout, les requins ont un odorat surdéveloppé.

— Ce n'est pas un… commença Asuma.

Puis il laissa tomber.

______


La mer roulait devant eux, se gonflant inlassablement de collines scintillantes qui redevenaient des vallées sombres l'instant d'après. Shikamaru essaya d'estimer la hauteur des vagues, mais il était difficile d'avoir des repères valables dans cet univers démesuré. Il se mit alors à feuilleter le bouquin qu'utilisait Ino un instant auparavant pour parler en morse et l'ouvrit à la page de l'échelle de Beaufort.

Echelle de mesure empirique, treize degrés, vitesse moyenne du vent, bla bla bla… Il alla directement au tableau qui suivait le paragraphe explicatif. Force 0, "calme", mer comme un miroir… Force 1, "très légère brise", de 1 à 3 nœuds, quelques rides mais aucune écume, c'était ce qu'ils avaient hier… Force 2, "légère brise"… Force 3, "petite brise", les drapeaux flottent au vent… Force 4, "jolie brise", les poussières s'envolent, les petites branches plient…

Force 5, "bonne brise", vagues modérées, embruns, le tronc des arbustes se balancent… Force 6, "vent frais", crêtes d'écume blanche, on entend siffler le vent, les parapluies se retournent… Force 7, "grand vent frais", lames déferlantes, la marche contre le vent peut devenir difficile. Force 8, "coup de vent", tourbillons d'écume à la crête des vagues, les branches sont susceptibles de casser…

Force 9. "Fort coup de vent", vagues déferlantes grosses à énormes, envol de tuiles et d'ardoises, chutes de cheminées. Force 10, "tempête". Le déferlement des eaux devient intense et brutal. Les toits s'envolent, les arbres se déracinent. Force 11, "violente tempête". Conditions exceptionnelles, les navires peuvent être perdus de vue. Ravages. Force 12. "Ouragan ou bombe météorologique". Dégâts de l'ordre de la catastrophe naturelle.

Shikamaru était terrorisé.

Au secours, hurla-t-il mentalement. Sérieusement, au secours. Pourquoi personne ne l'avait prévenu que c'était si risqué de s'exposer au vent en pleine mer ? Et d'ailleurs, comment le vent pouvait-il grimper aussi haut dans la violence ? C'était de la folie !

Une gerbe d'écume l'aspergea soudain, le tirant de sa paralysie momentanée. Il se redressa alors et entreprit d'observer l'état de la mer pour identifier la force du vent actuel. Voyons voir, y'avaient-il des moutons ? Oui, un peu beaucoup. Les vagues étaient-elles petites ou modérées ? Mmh, plutôt modérées. Et est-ce que cette mousse blanche était suffisamment consistante pour être appelée écume ?

— On a un petit force 5, déclara soudain Asuma depuis l'écoute de grand-voile, réduisant ses efforts à néant. Ce sont les mêmes conditions que le jour où on a ramené le Big Red Boat à Portsall.

Shikamaru referma le livre qu'il déclara pouvoir être rangé à côté de ses romans d'horreur les plus flippants, puis jeta un œil aux autres. Naruto, Sasuke et Sakura discutaient posément sur le banc d'en face, Tayuya s'était calée debout contre les portes de la descente pour pouvoir mieux profiter du mouvement du voilier, les bras croisés sur le capot du roof, et Kiba et Ino s'agitaient près d'elle, à genoux sur le banc bâbord afin de guetter les plus grosses vagues.

— Maintenant !

Le bateau se souleva soudain sous leurs cris exaltés puis dégringola à nouveau dans une gerbe d'écume. Ils riaient en se raccrochant aux chandeliers et Shikamaru reçut une giclée d'eau en pleine face. Le contraste avec le calme plat de la journée précédente était un peu trop déstabilisant pour lui.

______


Le ciel et la mer se confondaient. Tout était sombre.

Asuma surveillait l'horizon du coin de l'œil depuis le début de l'après-midi, guettant avec méfiance l'évolution des nuages bouffants qui s'étiraient au loin, puis vers quinze heures, la luminosité chuta d'un coup.

Le moniteur les avait rassemblés dans le cockpit pour un petit topo d'urgence.

— Bon. Vous voyez le plafond de nuages, là-bas ? Il sera sur nous dans un quart d'heure.

Ils jetèrent un regard inquiet au ciel qui roulait vers eux, puis se reportèrent au visage résolument serein de leur capitaine.

— La météo n'annonçait qu'un gros grain ce matin, mais le vent est encore en train de forcir. Alors voilà ce que nous allons faire…

Ils écoutèrent attentivement les indications et s'y tinrent rigoureusement. Ino descendit allumer la radio, Sasuke et Naruto partirent à l'avant affaler le gennaker, Sakura s'harnacha alors qu'elle était encore dans le cockpit, Tayuya et Kiba sortirent la trinquette du coffre arrière et Shikamaru aida Asuma à prendre un premier ris.

Il restait un bon paquet d'heures avant de pouvoir regagner le port le plus proche, mais ils ne risquaient rien, assurait Asuma. Rien à part d'être un peu secoués. Autant se faire à l'idée maintenant.

Quelques encablures plus loin, le HMS Adventure affalait également ses voiles d'avant. Les préparatifs instauraient une atmosphère étrange de tension appliquée, comme s'ils s'armaient avant de partir au combat. Le vent sifflait dans les haubans.

Ils furent bientôt tous prêts, harnachés dans leurs cirés intégraux et prudemment immobiles sur les bancs du cockpit. La masse de nuages qui s'approchait noircissait à vue d'œil, lourde d'une pluie qui ne demandait qu'à s'abattre sur leur petit voilier innocent. Asuma avait laissé la barre à Sakura et la responsabilité la rendait plus nerveuse que jamais.

— Vous êtes sûr que vous voulez pas la reprendre ? Non mais vraiment sûr ? Parce que je vous la rends, hein…

— Ouais, vous êtes sûr ? insista Ino.

Sakura la fusilla du regard et ne contesta plus sa place. Le bateau tanguait de plus en plus, bousculé par les vagues grossissantes et le vent opposé qui fouettait leurs visages. Asuma décida de prendre un second ris de précaution sans attendre ; le temps qu'ils effectuent la manœuvre, le ciel s'était refermé au-dessus d'eux et une bourrasque chargée d'humidité fit voler leurs capuches.

— Okay, on y est, murmura Asuma entre ses dents.

Oui, ils y étaient, et ils y étaient bien, constata Tayuya alors que la tempête se levait pour de bon.

Enfin, ce n'était sans doute pas exactement une tempête, rectifia-t-elle en s'accrochant au rebord du banc. Mais pour eux, c'était tout aussi impressionnant. Il était devenu impossible de rester debout sans se tenir à quelque chose. A l'intérieur, le Bulletin Météorologique Spécial qu'ils prenaient soin d'écouter tous les matins – c'était à se demander si ça servait vraiment à quelque chose – s'empara de la fréquence de secours pour crachoter sur toutes les ondes :

— Avis de coup de vent, je répète, avis de coup vent… Vent de force 6, rafales à 8, forcissant à 7 rafales à 8 en fin d'après-midi… Visibilité dégagée, pluie. Avis de coup de vent, je répète, avis de…

Shikamaru avait blêmi et s'était remis à tourner les pages de son bouquin avec frénésie, mais une vague plus haute que les autres fit tanguer le bateau et dans sa panique à se raccrocher à Ino, le livre vola par-dessus bord. Asuma leva les yeux au ciel :

— Et allez, dix euros à la flotte…

— Pourquoi on n'est pas restés au mouillage ?

— Il arrive que la BMS soit imprécise, fit le moniteur en haussant les épaules. Mais ne vous inquiétez pas, tout ira bien. C'est juste le CROSS qui considère que les conditions de navigations côtière sont jugées sérieuses à partir de force 7. C'est tout à fait gérable.

— C'est quoi, le CROSS ?

— Le Centre de surveillance et de sauvetage. Bon, il va quand même falloir être plus attentif qu'à l'ordinaire, faites attention à ne pas vous cogner. Maintenant on va tracer un nouveau bord, préparez-vous pour l'empannage…

Tayuya se leva la première pour s'emparer de l'écoute de grand-voile. Elle ne parvenait pas à être aussi nerveuse que Shikamaru ou aussi excitée qu'Ino. Tout ce mouvement ne faisait que la ramener plus profondément au cœur des éléments et elle était la seule à ne pas s'être emmitouflée dans le col montant de son ciré.

Le ciel se creva enfin lorsqu'ils passèrent au large d'une tourelle ouest et une averse glaciale s'abattit sur leurs têtes sans toutefois atténuer la visibilité étonnamment claire. Tayuya voyait parfaitement le HMS Adventure tanguer plus loin, la traînée blanche de sa coque disparaissant par à-coups entre deux crêtes piquetées d'écume.

Le vent hurlait à leurs oreilles, cinglait le solide petit tourmentin résolument tendu comme la corde d'un arc, rabattait sur eux les bouffées de gouttelettes projetées dans les airs par la proue fendante de leur navire. La grand-voile bordée à bloc n'était plus qu'un triangle lisse dressé à la verticale de la bôme et les drisses de foc claquaient violemment contre le mât métallique.

Tayuya attacha ses mousquetons à la ligne de vie pour aller les resserrer et interrompre ainsi leur battement frénétique qui leur cassait les oreilles. Elle avança presque à quatre pattes le long du roof et se félicita d'avoir enfilé les mitaines de cuir trouvées plus tôt dans la table à carte lorsque l'une des cordes de nylon lui fila entre les doigts.

— Tayuya, si tu laisses échapper une drisse, ce sera une très mauvaise nouvelle ! la prévint Asuma par-dessus le capot du roof. On ne peut pas vraiment grimper en haut du mât la replacer, dans ces conditions !

— Je sais, je sais !

— Kiba, va l'aider à étarquer !

Elle avait retenu la drisse de justesse en calant ses pieds contre le rebord extérieur du pont, les arêtes de la boîte du canot de sauvetage enfoncées dans sa colonne vertébrale. Comme son gilet de sauvetage jouait efficacement le rôle d'amortisseur, elle n'hésita pas à se plaquer davantage contre les aspérités du pont pour replacer la corde autour du taquet qui lui correspondait et attendit que Kiba la rejoigne en titubant.

Ils avaient l'un comme l'autre oublié ce que signifiait le mot "étarquer", mais son sens leur revint instinctivement lorsqu'ils firent le lien entre ce taquet et la drisse détendue qui fouettait l'air. Kiba coinça ses pieds entre la main courante et le chandelier pour pouvoir se stabiliser en position debout et tira la corde à lui ; toujours allongée sur le pont, Tayuya avala la longueur ainsi gagnée lorsqu'il la ramena contre le mât en tirant dessus de toutes ses forces. Quand ils ne purent plus tirer davantage sans s'arracher les paumes, Tayuya s'empressa d'immobiliser le tout avec un nœud de taquet et ils purent quitter leur poste en s'agrippant à la ligne de vie.

Le voilier se propulsa dans les airs alors qu'ils atteignaient à peine les haubans et le temps sembla se suspendre soudain. Puis sa proue repiqua, amorçant une descente qui fit remonter leurs estomacs au bord de leurs lèvres, et replongea dans le creux d'une vague en les aspergeant d'une déferlante d'eau salée.

— Allez, courage, lança Asuma alors que les jeunes s'essuyaient le visage. On sera bientôt abrités par la côte.

— C'est vraiment des conditions dans lesquelles ont peut emmener des stagiaires aussi inexpérimentés ? demanda timidement Sakura.

Asuma fit mine de ne pas entendre pour mieux féliciter Tayuya et Kiba qui revenaient enfin dans le cockpit, trempés comme des soupes. Sakura chercha le regard de Sasuke pour se rassurer : il ne dit rien mais le simple contact visuel sembla suffire à lui donner un regain d'énergie et elle se mit debout pour mieux voir les vagues à venir.

Elle barrait plutôt bien, convint Tayuya sans lâcher le winch. Ce n'était pas donné à tout le monde d'arriver à se frayer un chemin dans une mer pareille sans trop de secousses.

— Là, voilà le phare de Roscoff ! informa joyeusement Asuma en désignant un éclat lumineux à peine visible au loin. On devrait y être dans une heure ou deux.

— HMS Adventure, HMS Adventure, HMS Adventure, lança soudain la VHS à l'intérieur. A Big Red Boat, Big Red Boat, Big Red Boat, me recevez-vous ? A vous.

— Oh, j'peux répondre ? s'enthousiasma Naruto en se levant aussitôt. S'il vous plaît !

Comme Asuma avait opiné, Naruto se précipita dans la descente et décrocha l'émetteur.

— Big Red Boat, Big Red Boat, Big Red Boat, à HMS Adventure, HMS Adventure, HMS Adventure, dit-il avec application. Je vous reçois cinq sur cinq, à vous.

— Comment il sait communiquer sur les ondes, lui ? s'étonna Sasuke en oubliant totalement de ressortir son habituel ton mauvais.

— Il a dû lire le bouquin que j'ai foutu à l'eau, diagnostiqua Shikamaru.

Il avait le teint verdâtre. Tayuya s'écarta de lui avec méfiance pour se tasser un peu plus contre Kiba. La pluie, pas de problème, l'écume, passe encore, mais pas question qu'elle se retrouve aspergée par une gerbe de Miel Pops prédigérés.

— HMS Adventure, HMS Adventure, HMS Adventure à Big Red Boat, Big Red Boat, Big Red Boat. Est-ce que tout va bien à bord ? A vous.

— Big Red Boat, Big Red Boat, Big Red Boat à HMS Adventure, HMS Adventure, HMS Adventure, tout baigne dans l'huile, et vous ? A vous.

La communication fut momentanément interrompue par l'appel d'un autre bateau, puis la réponse du HMS Adventure leur parvint en grésillant : deux stagiaires malades comme des chiens, mais sinon tout va bien. Vous avons perdus de vue, où vous situez-vous ? A vous.

— Hep, capitaine, on est où ? gueula Naruto pour couvrir le tumulte des vagues.

— A la hauteur du massif du Four.

Tayuya n'entendit pas Naruto transmettre l'info : Shikamaru venait de se jeter entre deux chandeliers pour régurgiter le contenu de son estomac par-dessus bord. Le bruit d'éclaboussures lui donna mal au cœur à son tour.

— …Deux encablures derrière vous, on se retrouve au port. Les derniers arrivés se chargeront d'aller engueuler le CROSS à la capitainerie, à vous.

— … T'allonger à l'intérieur, Shikamaru, et n'oublie pas de prendre un seau avec toi.

— Et si tu dégueule sur mon duvet, je te défonce, ajouta aimablement Kiba.

— … Défi relevé, préparez les battes. A vous.

— Terminé.

Naruto se retourna avec fierté et jeta un regard surpris à Shikamaru qui passait en titubant, puis revint se jeter dans le déchaînement d'écume de l'extérieur. Tayuya se concentra sur la vision des vagues tumultueuses qui les entouraient pour éviter de penser au mal de mer et s'étonna de voir un cormoran se balader tranquillement au milieu de cette furie atmosphérique.

Sa tête noire se balança un instant à la surface, en équilibre sur un long cou gracile, puis plongea soudain et elle la perdit de vue. La caisse du canot de sauvetage gonflable trépida au milieu du pont, malmenée dans ses sangles, puis Asuma annonça un nouveau virement de bord.

La pluie s'était légèrement atténuée mais les trombes d'eau qui leur tombaient dessus leur fit à peine remarquer l'accalmie : Sasuke disparut sous un véritable raz-de-marée alors qu'il était sorti resserrer les sangles du canot de sauvetage. Le vent n'avait pas faibli et le phare de Roscoff paraissait toujours aussi loin. Tayuya cherchait des yeux le cormoran qu'elle n'avait pas vu émerger quand une montagne d'eau les souleva à nouveau. Et soudain une voix recouvrit le vacarme :

— Un homme à la mer ! hurla Ino dans un sursaut.

Le cri les secoua d'un même réflexe ; ils s'étaient déjà précipités quand Sasuke protesta : "C'est bon, j'suis harnaché !" Puis il y eut un grand cling ! et la sangle élastique de son harnais revint claquer contre le roof.

— Quel con ! jura Naruto en se jetant sur les écoutes.

Sakura avait déjà lancé le moteur et amorcé le demi-tour ; Asuma lança la bouée de sauvetage d'un jet puissant mais la force du vent était telle que Sasuke fut aussitôt hors de portée. Ino courut se poster à l'arrière pour ne pas le perdre de vue et les autres fondirent sur la bôme.

Ce n'était plus un entraînement, ils le sentaient dans les tremblements qui parcouraient leurs doigts et les empêchaient d'être efficaces. Ce n'était plus Killian qui s'éloignait entre deux vagues, c'était Sasuke et s'ils ne le récupéraient pas, c'était la catastrophe.

Asuma remplaça Sakura à la barre en lui ordonnant d'amarrer une écoute pour la lancer dès que possible. Tayuya fit pivoter la bôme et Kiba se jeta sur le tourmentin pour l'affaler avant que son point d'écoute qui battait au vent ne les éborgne. Les cordes claquaient, les voiles cinglaient, le bateau s'ébrouait : c'était la panique.

— Plus à droite ! Plus à droite ! braillait Ino depuis la proue qu'elle avait rejointe lorsqu'ils étaient revenus sur leurs pas.

Tayuya sonda l'eau du regard, mais ne parvint pas à retrouver Sasuke dans ce tourbillonnement d'écume. Asuma dévia à tribord, puis soudain ils aperçurent la tache jaune d'un gilet de sauvetage à moins de deux mètres.

— Putain, on va le rater !

— L'amarre ! Lance l'amarre, Sakura !

Mais Naruto était passé devant elle : en deux secondes et demie, il avait relié son harnais aux mousquetons vides de celui de Sasuke, dont l'autre extrémité était toujours solidement rattachée à la ligne de vie ; avant que quiconque d'autre ait pu faire un geste, il se jeta à l'eau.

Asuma poussa un juron si puissant qu'ils l'entendirent en dépit du hurlement du vent et du vacarme des voiles battantes. L'amarre de Sakura siffla dans l'air avant de disparaître à son tour dans les flots, puis soudain le cordage se tendit et elle s'arc-bouta dessus.

— On les remonte ! gueula Asuma en lâchant la barre pour lui prêter main-forte. Ramenez les voiles à bord !

Ils s'exécutèrent sans réfléchir.

______


Asuma était furieux.

— Depuis quand on se fout à l'eau alors qu'on essaye déjà d'en récupérer un ? hurlait-il devant un Naruto qui n'en menait pas large. A quel moment est-ce que j'ai enseigné un truc pareil ? T'as quoi dans le crâne, du jus de chaussette ?

Rassemblé à l'écart, le reste de l'équipage observait la scène avec appréhension. Ils étaient enfin parvenus au port et l'explosion avait eu lieu sitôt le bateau amarré au quai.

— C'était complètement irresponsable, incroyablement dangereux et surtout parfaitement stupide ! Tu n'es qu'un imbécile, j'espère que t'en es conscient !

Naruto marmonna une suite de mots inintelligibles, mais Asuma se tournait déjà vers Sasuke qui eut un mouvement de recul.

— Et toi ! Les harnais sont pas là pour la déco ! Si tu sais pas fixer deux mousquetons, retourne barboter sur un catamaran !

Ce fut au tour de Sasuke de ravaler sa langue. Asuma poursuivit ses remontrances pendant un long moment avant d'enchaîner sur le nombre d'alternatives possibles qui rendaient ce genre d'acte désespéré complètement inutile. Il comprenait qu'ils aient paniqué, mais bon sang, s'il était là c'était pas pour des prunes ! Alors qu'il ne les reprennent plus à faire ce genre de conneries ou sinon, ils rentraient directement en Jeep avec Anko et…

— Qu'est-ce qu'il se passe ?

Les stagiaires se retournèrent : Temari venait d'apparaître dans l'encadrement de la descente, la pluie ruisselant sur la capuche de son ciré.

— Tiens, vous êtes rentrés ! s'exclama Ino.

Ils profitèrent de l'occasion pour s'échapper du Big Red Boat et longèrent le quai afin de se réfugier au sec dans le bateau voisin. Le second équipage n'avait pas l'air d'avoir particulièrement souffert du coup de vent ; ils avaient juste été un peu secoués, voilà tout, déclarait Tenten qui conservait un délicat teint verdâtre.

Ils racontèrent l'anecdote en se moquant allègrement de Shikamaru qui n'avait rien suivi, trop occupé à s'empêcher de vomir la tête dans un seau au fond de la couchette tribord. Gai, Kakashi et Kurenai étaient sortis retrouver Anko qui les avait attendus depuis la jetée et à l'heure qu'il était, la capitainerie devait résonner de cris tonitruants. Le tas de leurs cirés trempés dégouttait doucement un peu partout dans l'habitacle du HMS Adventure.

— Mais c'était énorme ! s'exclamait Kankurô qu'ils n'avaient jamais vu si expansif. Toutes ces vagues, tout ce mouvement, c'était… wouah !

— Ouais, ben moi j'ai eu la trouille de ma vie, déclara Ino. Je crois que j'me souviendrais toute ma vie de l'expression de Sasuke quand il est passé par-dessus bord.

— Il est con, aussi, c'est pas si compliqué d'accrocher correctement son mousqueton…

— Hé, fit soudain remarquer Tenten. C'est notre dernière soirée tous ensemble.

Le rappel instaura un petit silence sur le groupe. Quoi, le stage était déjà terminé ? Ils n'avaient rien vu venir. Puis ils se souvenaient : ben oui, ils arriveraient à Portsall le lendemain matin. Ils rangeraient les bateaux, referaient leurs sacs, puis c'était direction la gare.

Le lendemain à la même heure, ils seraient dans le train qui les ramènerait chez eux.

L'idée avait quelque chose d'inconcevable, se dit Tayuya. Ils avaient vécu dans un autre univers pendant trois semaines, dans un autre rythme, dans une autre vie. Penser qu'ils se retrouveraient à nouveau projetés dans leur quotidien dans un peu plus de vingt-quatre heures était difficilement imaginable.

Elle ne se souvenait même plus à quoi il ressemblait, son quotidien. Ça faisait quoi, déjà, d'avoir une vraie douche ? De dormir dans un vrai lit ? De faire à manger dans une vraie cuisine ?

C'était comment, de vivre seule, encore ? Quel son avait le silence sans toutes ces voix qui le peuplaient, déjà ? Elle s'était adaptée à ce mode de vie. Se dire qu'elle s'adapterait à nouveau à celui qu'elle avait toujours connu était à la fois inquiétant et rassurant.

Mais surtout inquiétant.

— Bon, déclara soudain Kakashi en apparaissant dans la descente. Pour fêter notre dernier dîner à bord… crêpes !

L'annonce dissipa aussitôt l'instant de mélancolie et les stagiaires bondirent sur leurs pieds en poussant des cris de joie. Comme le HMS Adventure était encombré par leurs vêtements à sécher, ils allèrent envahir le Big Red Boat et mirent par la même occasion un terme à l'engueulade ininterrompue d'Asuma.

Ino, Sakura et Tenten s'attelèrent à la préparation de la pâte à crêpes en lançant des ordres aux garçons pour qu'ils leur apportent la farine, les œufs, une fourchette, oh et du lait aussi, et plus vite enfin ! Tayuya s'était installée devant le poste VHF et naviguait à travers les stations pour trouver une radio, les moniteurs s'installèrent dans la cabine bâbord pour avoir la place de déplier leur carte et Shikamaru et Temari se glissèrent à l'extérieur sous prétexte d'aller chercher des ustensiles supplémentaires.

L'odeur du beurre fondu emplit bientôt l'habitacle surchauffé. Gaara s'était mis à la cuisson, assisté par Ino qui lui tenait le saladier à portée de main en chantant à tue-tête les paroles du tube qui passait à la radio.

— You gotta be cruel to be kind in the right measure…

— Mais faites-la taire !

— Cruel to be kind, it's a very good sign…

Le long cri plaintif d'un chien qui hurlait à la mort couvrit soudain sa performance artistique et tout le monde se tourna vers la porte de la salle de bain. Kiba avait extirpé un peu plus tôt Akamaru du fond de sa couchette où il passait visiblement le plus clair de son temps à dormir et s'était mis en devoir de le laver. D'après les bruits de lutte qu'ils entendaient, la bestiole ne se laissait pas faire si facilement, mais son maître finit malgré tout par remporter la manche puisque la porte se rabattit soudain et qu'il sortit triomphalement de la petite pièce, trempé des pieds à la tête.

— C'était son bain annuel ? interrogea Ino.

— Kiba : 1, Akamaru : 0, déclara-t-il en relâchant sa prise sur la boule de serviette humide qu'il tenait contre lui.

Le museau luisant du chiot s'en dégagea, puis il bondit sur une banquette et s'ébroua en aspergeant Sakura au passage. Son pelage ébouriffé et son air de chien battu le rendaient presque mignon, convint Tayuya alors que Hinata tapotait ses genoux pour attirer son attention. Akamaru sauta sur elle sans hésiter et se laissa frictionner avec une serviette sèche en battant la queue, décidément bien plus docile lorsqu'il avait affaire à une fille. Kiba haussa les épaules et retourna dans sa cabine pour changer de fringues.

— Attendez, attendez, on a oublié le cidre dans la pâte à crêpe ! paniqua soudain Tenten en escaladant les genoux de Neji pour s'extirper de la banquette.

— Sérieux, du cidre dans la pâte ?

— C'est Gai qui nous a détaillé la recette tout à l'heure, expliqua Neji alors que Tenten s'emparait des bouteilles rangées sous l'évier.

— Ça va être trop bon, chantonna la jeune fille.

— T'es toujours aussi extravertie ? lui demanda Kiba que personne n'avait entendu revenir.

Tenten ouvrit de grands yeux, puis se concentra à nouveau sur la pâte qu'elle versait dans la poêle pour répondre gaiement :

— Pas du tout. C'est juste parce que je connaissais personne en arrivant que je me suis lâchée. Tu me verrais au lycée, tu rigolerais… Je rase quasiment les murs.

Gaara inclina la poêle pour que la pâte à crêpe forme un joli rond. Dans l'habitacle, un silence inhabituel s'était emparé des stagiaires : Tenten, raser les murs ? Difficile à imaginer. Elle paraissait si naturellement joyeuse, si spontanément avenante.

— Je pensais pas que je pouvais parler autant, ajouta-t-elle avec humour. Mais maintenant que je le sais… Je sens que la rentrée à venir va être très différente de l'année dernière.

— Ouais, ce serait dommage de priver tes condisciples de ça, fit Kiba en effleurant sa fossette au passage.

Elle sursauta puis rougit et Tayuya eut soudain l'absolue conviction que personne ne lui avait encore jamais dit qu'elle était jolie. Son regard se porta alors machinalement vers Neji qui l'observait en silence, le menton dans sa paume : va falloir te bouger, mon gars. La cuisson des crêpes se poursuivit et ils n'attendaient plus que les moniteurs interrompent enfin leur petite réunion pour manger les premières pendant qu'elles étaient chaudes.

Pour patienter, les autres commencèrent un jeu en collant sur leur front un morceau de papier sur lequel était inscrit le nom d'un personnage à reconnaître. Soigneusement à l'écart de la partie, Tayuya s'était adossée au mur de la cabine avant et avait posé les pieds sur la banquette pour ramener ses genoux contre elle et se faire ainsi la plus discrète possible. Si Ino l'épargna de son marqueur et de son bloc de post-its, Kiba ne la rata pas et vint s'adosser contre ses jambes comme il s'enfoncerait dans un fauteuil moelleux.

— Il est temps de le compléter, décréta-t-il en ouvrant le journal de bord qu'il avait sorti de la table à carte. Alors, port d'arrivée, Roscoff… Départ… On est partis à quelle heure ce matin ?

— Sept heure trente.

— Départ sept heure trente, arrivée dix-huit heure… Vent : ouragan… A signaler : Sasuke ne sait pas attacher un mousqueton… Et banc de requins.

— Il n'y a PAS de requins dans le coin ! répéta Asuma pour la centième fois.

Le retour des moniteurs les fit bondir sur leurs pieds avec impatience. En quelques instants, tout le monde fut attablé devant une pile de crêpes fumantes triomphalement posée au milieu des paquets de jambon et de fromage râpé. Shikamaru et Temari se glissèrent dans le bateau au moment où un "bon appétit !" résonnait à l'intérieur et vinrent s'ajouter discrètement à la tablée en s'imaginant que personne n'avait remarqué leur petite escapade. Naruto accaparait déjà l'attention en annonçant :

— Okay, j'ai une blague ! Vous savez pourquoi lorsqu'un bateau coule, on crie "les femmes et les enfants d'abord" ?

— Je suppose qu'il n'attend pas la véritable explication ? demanda Kakashi en aparté à Gai qui hocha la tête.

— Parce qu'après, les requins n'ont plus faim !

— Elle est limite misogyne, ta blague ! protesta aussitôt Ino.

— Et vous savez ce qui est blanc, noir, blanc, noir, blanc, noir, blanc, noir ? demanda joyeusement Tenten. Un pingouin qui dévale une pente !

— Je crois qu'ils ont été un peu trop secoués aujourd'hui, déclara Kakashi en reprenant une crêpe.

— Raison de plus pour sortir le cidre, fit Asuma qui se leva.

______


La vaisselle propre séchait dans l'évier. Les moniteurs avaient libéré le plancher soi-disant pour aller prévenir la capitainerie de leur départ le lendemain, mais Ino et Sakura revinrent de leur douche en affirmant les avoir vus à la terrasse d'un bistrot. Une partie des stagiaires avait quitté l'habitacle pour s'asseoir sur le roof et discuter tout en regardant les étoiles apparues lorsque le ciel avait enfin commencé à se dégager et Shikamaru profita de l'accalmie pour se glisser sur la banquette en face de Tayuya.

— On se fait une partie ? proposa-t-il. Je te parie que j’arrive à te battre sans mes deux tours.

— … Pari tenu.

Elle aurait sans doute pu gagner si les autres n'avaient pas fini par tous se rassembler autour d'eux en hurlant des conseils tous aussi cons les uns que les autres. Personne ne semblait leur avoir jamais dit que la clé maîtresse d'une partie d'échecs était la concentration et ils s'évertuèrent à transformer ce duel d'esprits en match de catch.

— Vas-y Tayu, tu peux le faire ! Explose-lui sa reine !

— Fonce, Shikamaru, fonce ! Son cavalier est sans défense !

— Vise les dents, vises les dents !

— Mais vous allez fermer vos gueules, oui ? explosa Tayuya alors qu'Ino renversait accidentellement son fou.

— T'ention, te laisse pas distraire !

— Oh le fourbe ! Il s'en prend à ton petit pion innocent !

C'était trop de vacarme pour Tayuya qui perdit complètement le fil et se fit acculer en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire, s'attirant un concert d'exclamations déçues et une flopée de tapes dans le dos. Elle se leva en écartant tout le monde comme on éloignait des mouches agaçantes, à grands gestes des bras, puis se replia dans sa cabine pendant que Naruto proposait une nouvelle partie en équipe.

— On joue chacun un pion !

— C'est trop con, comment t'établis des tactiques comme ça ?

— Justement, c'est là qu'on verra si oui ou non on est une vraie équipe !

Les rires et les cris s'engouffraient allègrement à travers la porte ouverte de la cabine avant. Sur la couchette, Tayuya s'était étendue sur son duvet et regardait les reflets de l'eau sur le plafond tout en écoutant la partie commencer dans le plus grand bruit. Prenez une cage, pensait-elle. Mettez-y une douzaine des premiers animaux que vous trouverez : chats, rats, chiens, tout ce qui passe.

Puis fermez bien la cage. Que se passe-t-il ?

Maintenant, prenez un bateau. Entassez-y les douze premiers paumés de la vie qui attendent dans leurs caniveaux avec leurs galères et leur passé qui leur colle à la peau. Refermez bien, laissez macérer dans l'eau de mer pendant une vingtaine de jours… Que se passe-t-il ?

Pourquoi est-ce différent ?

Le poids d'un corps affaissa soudain le matelas sur lequel elle était allongée : Kiba était venu la rejoindre.

— Tu fais la gueule ?

— Il faut plus qu'une bande d'imbéciles immatures pour me faire faire la gueule, répliqua Tayuya.

— Ce sera une première.

Elle l'ignora et reprit sa contemplation silencieuse. A travers l'encadrement de la porte, la partie dégénérait déjà en bataille de coussins.

— Dis, caïd… fit soudain Kiba en se retournant vers elle. Est-ce que tu refuses de nouer des liens parce que tu les as prévenus trop tard, ce soir-là ?

Elle cessa soudain de respirer quand elle compris à quoi il faisait référence. Comment parvenait-il à retenir ce genre de détail ? Pourquoi prenait-il la peine de les analyser ?

— Y'à pas de relation à sens unique, dit-elle alors sans quitter le plafond des yeux. On est tous pieds joints dans le même bain quand on fait partie du même groupe. On a tous des responsabilités pour avoir laissé les autres s'approcher…

Et quand on était incapable d'assumer ces responsabilités, on s'abstenait. Elle l'avait un peu trop bien compris et ça suffisait à justifier toutes ses tentatives de dissuasion. Elle n'avait voulu laisser personne s'approcher d'elle et ne se rapprocher de personne depuis ce temps-là. A quoi bon puisque les autres finissaient soient par vous abandonner, soit par être eux-mêmes abandonnés ?

Elle attendait de voir, sincèrement. Elle attendait de voir si tous ces stagiaires qui s'amusaient aujourd'hui comme les meilleurs amis du monde se retrouveraient toujours dans un mois, dans un an, dans dix ans. A quoi bon laisser se créer des connexions qui s'évanouiront dès que la vie reprendrait son cours ?

— Tu te sens coupable ? demanda encore Kiba.

— Tu le serais pas à ma place ? répliqua-t-elle du tac au tac.

Il se tut un instant, mais elle savait bien qu'il était impossible de se mettre à sa place. Kiba finit par hausser les épaules :

— C'est la faute de personne, on est chacun responsable de ses actes. T'as dit ça ce matin, pas vrai ? C'est applicable à tout le monde, pas seulement à toi. Ces types de la Lune Rouge, ils étaient grands. Ils avaient pas besoin d'une gamine de neuf ans.

Ce fut au tour de Tayuya de rester silencieuse. Ses propres mots se retournaient contre elle. Est-ce que c'était l'absolution qu'elle avait toujours cherchée ? Est-ce que ça la déchargeait de ses faiblesses ? Sans doute pas, mais ça l'autorisait à se remettre en route.

Pour de bon peut-être.

Kiba baillait à s'en décrocher la mâchoire. Tayuya le laissa s'allonger contre elle et enfouir son visage dans son cou pour s'endormir.

Elle se dit soudain qu'elle n'était pas si différente de ces adolescents qui gesticulaient de l'autre côté de la porte. Pourquoi étaient-ils là, finalement ? Est-ce que c'était vraiment pour des raisons si divergentes ? Ils voulaient tous être reconnus. Ils voulaient tous être rassurés. Ils voulaient tous s'y retrouver.

Son regard se posa sur la masse froissée du corps de Kiba blotti contre le sien. C'était elle qui s'était ouverte, c'était elle qui avait dévoilé un à un tous les aspects de son passé et de sa personnalité, apparaissant dans toute sa fragilité, dans ses aspects les plus pathétiques. Alors pourquoi était-il celui qui recherchait de la protection ?

— Mais fallait pas faire ça, on est coincés maintenant ! beuglait Sasuke dans l'habitacle.

— Attends, attends, tu vas voir, fais-moi confiance…

— Echec à la reine, informa Neji.

— Putain, Naruto, j'espère que tu sais ce que tu fais…

Il y eut l'entrechoquement des pièces de bois, puis une vague d'acclamations.

— Echec et mat ! Alors, c'est qui les plus forts ?

— Comme quoi ça marche, le coup des équipes, fit pensivement remarquer Tenten. Et pourtant, on peut pas dire qu'on fonctionne pareil…

Des remarques fusèrent en vrac, puis ce fut Ino qui s'octroya la dernière phrase choc de la soirée en lançant avec un sérieux inattendu :

— Tu sais, on dit tous la même chose, simplement avec des mots différents.