La douleur me réveilla. J’avais l’impression d’avoir des milliers de minuscules aiguilles dans la peau qui traçaient sagement une ligne droite. J’ouvris tout à fait les yeux. J’étais vivant. Complètement sonné, mais vivant. Autour de moi, il n’y avait que le silence. Une aube pâle éclairait le ciel. Je réalisai que j’étais allongé dans un sac de couchage et je sentis la douceur de bandages qui entouraient mon torse. On s’était occupé de moi. Je soupirai sans raison précise, mis à part que j’étais soulagé d’être en vie.
Soudain, un visage d’ahuri surgit devant moi. Je le reconnus sans peine. Il avait une expression mi-inquiète mi-heureuse.
« Hey, Kazuma, me salua-t-il, bienvenue dans le monde des vivants. »
Ses yeux plissés étaient bordés de larges cernes. M’avait-il veillé ? Pendant combien de temps ?
-Ne t’agite pas, m’ordonna-t-il en posant une main sur mon épaule. Tu t’inquiètes pour les autres alors que tu étais à moitié mort…Mais tu n’as pas de souci à te faire. Je vais bien, Michiko et Teru aussi.
-Où est…passé l’ennemi…? »
Je toussai faiblement. Décidément, je n’étais pas au mieux de ma forme ce matin…
« Le shinobi qui nous a attaqué ? Il a disparu, expliqua Raino-sensei. Il m’a assommé et quand je me suis réveillé, il n’était plus là. »
Je me contentai d’acquiescer calmement. Je ne voulais pas demander au Jonin ce qui s’était passé. Je ne me souvenais pas…ça m’inquiétait beaucoup mais je ne voulais pas l’avouer. Si je le disais, ce serait le coup de grâce pour Raino-sensei et je ne voulais pas qu’il s’inquiète trop pour moi.
« Je suis resté inconscient longtemps ? Demandai-je à voix basse.
-Plutôt, oui, répondit le ninja aux cheveux bruns. On t’a d’abord cru mort. Tu nous as retrouvés vers minuit…il y a deux jours. »
Je jurai en mon for intérieur. Deux jours, c’était long. Je pensai que l’équipe 5 avait eu des raisons de s’inquiéter… Alors que je me faisais ces passionnantes réflexions, j’entendis un véritable cri du cœur.
« Kazuma ! Tu es vivant ! »
Michiko se jeta sur moi pour me serrer dans ses bras minces, avec précaution. Ses cheveux lisses comme de l’eau me caressèrent les joues. Elle pleurait.
« J’ai eu peur ! Comment te sens-tu ?
-Je suis épuisé, admis-je, surpris de me sentir vidé de mes forces après avoir dormi plus de deux jours.
-Vous êtes une équipe d’anxieux on dirait, remarqua notre sensei, mais lui-même avait du mal à garder les yeux secs. »
J’étais plutôt étonné. L’équipe 5 n’était pas formée depuis très longtemps et je ne m’étais jamais montré très chaleureux envers ses membres. Pourquoi tenaient-ils autant à moi ? Je n’aurais pas cru que des liens si forts se formeraient si tôt.
J’entendis un autre cri, une vois masculine cette fois. Teru déboula en courant, essoufflé.
« Sensei, sensei !
-Qu’est-ce qui se passe ? S’enquit le Jonin. »
Il s’était redressé d’un coup et son visage était inhabituellement grave. Cette expression sérieuse lui donnait l’air d’une statue de pierre, comme les visages sculptés dans la falaise au village, sereins pour l’éternité.
« J’ai trouvé l’homme qui nous avait attaqués…
-Où ça ? Bondit le shinobi. Il est seul ?
-Ne paniquez pas, sensei, tempéra le garçon blond, il est mort, depuis un peu plus de deux jours. »
Raino-sensei ouvrit de grands yeux et bombarda Teru de questions, mais je n’écoutais plus. Ce sale type était mort. Je ne verrais jamais son visage. C’était presque frustrant, mais au moins il n’embêterait plus personne. Je n’avais pas conscience en pensant ça à quel point ces mots étaient horribles.
Nous rentrâmes à Konoha sans qu’il se passât autre chose de fâcheux, ayant réussi à récupérer notre commanditaire qui s’était enfui quelque part dans la forêt mais cette courte mission nous avait tous marqués de façon indélébile, sans que nous ne le montrions. La Godaime Hokage, Tsunade, nous donna la prime à notre retour. Raino-sensei ne dit pas un mot de l’attaque que nous avions subie, ce qui m’étonna. Je ne compris pas ses raisons de taire l’incident, bien que je l’en remercie plus tard. Je rentrai chez moi et passai mes journées à étudier les théories de ninjutsu, interdit d’entraînement.
J’essayai de ne plus penser à la mission mais mon cerveau se refusait à oublier le peu dont je me souvenais. Quelle ironie… Je me réveillais presque toutes les nuits les mains dressées devant moi en attitude de protection, le cœur battant et le souffle précipité, hanté par des cauchemars terriblement réels. Le jour, j’avais de plus en plus de mal à me concentrer sur mes bouquins, encore tremblant de mes terreurs nocturnes. Je n’en dis rien à ma mère, ni n’en soufflai mot à l’équipe 5. Je ne voulais pas passer pour un garçon sensible et surtout, je ne voulais pas les inquiéter alors que je m’étais juré de les protéger.
Deux longues semaines passèrent avant qu’un autre évènement ne trouble le calme très relatif de ma vie.
Cette nuit-là, je me réveillai d’un seul coup aux environs de minuit, sans passer par les étapes habituelles d’un sommeil intermédiaire. En ouvrant les yeux, je me sentis alerte et il me vint brusquement la pensée que si un ennemi de Konoha se présentait maintenant, je le combattrais. Pourtant, malgré ma clarté d’esprit, un malaise persistant me tenait éveillé. Je n’avais pas fait de cauchemar, ni crié en émergeant du sommeil. Un frisson parcourut mon dos et mes mains se mirent à trembler. J’eus une sensation bizarre, indescriptible, comme si mon corps se gelait alors que je n’avais pas froid.
Je compris soudainement que je savais quelque chose que les autres ignoraient. Je n’avais pas perdu la mémoire pendant ce combat qui avait failli me coûter la vie. Je savais ce qui s’était passé. Je savais mais je ne voulais pas me souvenir. Je compris que j’avais peur, que j’avais peur de moi-même, peur de ce que j’avais fait ce jour-là. Car je savais, et j’étais le seul à porter le poids de cet évènement sur ma conscience.
Indépendants de ma volonté, mes souvenirs m’envahirent, d’une incroyable précision.
Je revécus tout, impuissant, incapable de fermer les yeux…
Il arracha son sabre de mon corps et je tombai à genoux, incapable de bouger. Je ne voyais déjà plus rien et je ne sentais plus que la souffrance qui me lacérait la poitrine. Dans un état semi-conscient, je vis l’ennemi s’approcher de moi, menaçant et tellement plus fort. Et moi, je ne pouvais plus rien faire. Même l’idée de bouger était trop douloureuse, irréalisable. Le ninja masqué brandit son wakisashi pour finalement m’achever alors que je gisais au sol.
« Tu as résisté longtemps avant de mourir, petit, murmura-t-il, mais c’est la fin maintenant. »
Je contemplai le sabre qui s’abattait sur moi, comme au ralenti, sifflant dans l’air. J’aurais voulu fermer les yeux mais je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas me laisser aller à oublier la dernière seconde de ma vie…
Non !
Le type masqué m’enterrait trop vite, car son coup fatal ne m’avait même pas atteint. Je l’avais bloqué. Sans le vouloir, sans l’avoir prémédité, sans même avoir su que j’avais ce pouvoir, je m’étais protégé de son attaque.
Le flou devant mes yeux céda un peu de terrain et je compris pourquoi j’étais encore en vie. Mes os sortaient de mon corps, en perçant ma peau. Couvert de sang mais transformé en une véritable boule de pics enchevêtrés, j’avais arrêté net le sabre qui aurait dû me tuer. Après une vive surprise, j’eus peur. D’où me venait cette capacité ? Comment avais-pu faire ça, tout à coup, sans m’en douter ? Quel était ce pouvoir ?
Je ne sais par quel miracle je fus capable de me relever. Tremblant, je fis face à l’homme qui s’en était pris à l’équipe 5.
« T’a-t-on ordonné…de nous tuer ? Haletai-je.
-Oui, répondit l’autre, et je n’échouerai pas ! »
Il fondit sur moi à nouveau, le sabre pointé sur mon cœur. Je vis son mouvement, avec une clarté incroyable. Je me coulai sous la lame et lançai un coup de poing dans le creux de son ventre, lui coupant le souffle. Plié en deux, il lâcha son wakisashi. C’est alors qu’une folie meurtrière s’empara de moi, teintant ma vision d’écarlate, m’ordonnant de tuer cet homme. Je ne tremblais plus. Une fraction de seconde, je crus sentir à mes côtés une présence fantomatique, à la fois froide et chaleureuse, qui me regardait et me guidait. Laissant échapper un cri de douleur, j’extirpai un os de mon épaule. Il avait la forme d’une dague grossière et pointue et sans hésiter une seconde, mon bras fusa vers lui en une pique vive comme l’éclair.
Je le blessai assez profondément, et peut-être l’aurais-je tué s’il ne s’était pas jeté en arrière en me voyant frapper. Il grogna et cracha du sang, les mains pressées sur la plaie que j’avais ouverte dans son ventre, pas loin d’un organe vital.
« Quelle surprise, prononça-t-il avec difficulté, qu’un membre du clan Kaguya ait survécu…
-Que dis-tu ? Soufflai-je.
-C’était un clan d’imbéciles qui a couru à sa propre perte ! Vois, même toi, tu es sur le point de mourir au combat comme tes stupides ancêtres ! »
Il plaqua les mains au sol en criant le nom d’une technique, que je ne compris pas. Soudain, le sol se souleva et se fendit, une crevasse s’ouvrit, des arbres tombèrent, déracinés. Trop lent pour échapper au séisme, je fus violemment projeté contre un tronc. Une douleur brûlante explosa dans tout mon corps, insupportable et je hurlai comme jamais auparavant. Je glissai au sol et ma vision s’embrouilla à nouveau. Je réalisai brutalement que si je ne trouvais pas un jutsu pour régler le compte au type masqué immédiatement, j’étais mort, et pour de bon cette fois.
Sans me rendre compte de ce que je faisais, je levai difficilement la main droite. Mes doigts tremblaient et il me semblait qu’ils étaient terriblement lourds. Je pointai l’ennemi de l’index, comme pour le maudire. Je le voyais déjà rigoler, se moquer de moi et insulter mon clan mais ma peur de mourir était bien plus forte que la crainte du déshonneur. Sans savoir comment, je projetai la première phalange de mon index sur le ninja masqué. Le petit os traversa l’air à la vitesse d’une balle, bien trop rapide pour être esquivé et percuta l’homme entre les deux yeux. Il s’écroula, tué sur le coup alors que je m’effondrais, terrassé par la douleur et l’épuisement.
Je revins brusquement au présent, tremblant, essoufflé comme si j’avais vécu tout cela à l’instant.
Je l’avais tué.
Sous le coup de la colère, de la peur peut-être, j’avais tué un homme.
Sans que je m’en rende compte, des larmes coulèrent sur mes joues, mais ce n’était pas de la tristesse. Ce que j’éprouvais maintenant, c’était l’horreur qui me glaçait tout entier et la crainte de mes pouvoirs que je venais de découvrir.
Dans la pénombre nocturne, des questions m’assaillirent, me tourmentèrent. Qui étais-je vraiment ? Qu’était-ce que ce terrible pouvoir ? Avait-il été commun à mon clan ou propre à mon père, qui me l’aurait transmis ? Ou bien peut-être me venait-il de ma mère, bien que je ne croie guère à cette hypothèse.
J’eus besoin de trouver des réponses mais une peur retint cette nécessité. Je m’étais demandé, par le passé, s’il valait mieux connaître de terribles vérités ou ne rien en savoir et rester dans une ignorance protectrice. Je savais maintenant. Il est toujours préférable d’ignorer ce que l’on cherche à savoir, même à tout prix, car la vérité est souvent bien pire que les tourments d’un homme qui s’interroge.
Je finis par me rendormir vers deux heures du matin, complètement épuisé par mes angoisses et mes doutes.
Le soleil était déjà haut quand je sortis enfin de sous la couette, les cheveux en bataille. Comme je n’avais aucune mission de prévue, je pris mon temps pour m’habiller et, l’esprit encore embrumé, je descendis à la cuisine. Je mâchonnais une tranche de pain que j’avais même oublié de beurrer quand ma mère vint me trouver, un air inhabituellement soucieux sur le visage.
Elle était à peine plus grande que moi et ne me ressemblait pas du tout. Elle avait des cheveux châtains bouclés toujours bien coiffés, un joli teint coloré et son visage qui avait une douce forme ovale était presque toujours orné d’un sourire lumineux. Pourtant, elle ne souriait pas ce matin et ses yeux bruns normalement chaleureux semblaient teintés d’inquiétude.
« B’jour môman, grommelai-je le regard dans le vague.
-Bonjour Kazuma, répondit-elle, et son ton me fit lever la tête. Je dois te parler sérieusement, mais si tu n’es pas réveillé…
-Non, vas-y, la coupai-je, soudain alerte.
-Ton père…n’est pas mort sans laisser de traces, commença-t-elle, hésitante. Quand je l’ai connu, il venait de s’échapper de ce qu’il m’a décrit comme une sorte de prison. Il ne savait pas lire et je lui ai appris, sur sa demande. Peu de temps avant ta naissance, il…il m’a laissé une lettre qui t’était adressée. Et puis, un type est venu pour le chercher en disant qu’il voulait le soigner et moi je l’ai cru ! Il est mort quelques jours plus tard et je n’ai jamais ouvert sa dernière lettre. J’ai longtemps repoussé le moment de te la donner, me disant toujours que tu étais trop jeune, mais…Quand tu es rentré blessé il y deux semaines, je me suis dit que je n’avais plus d’excuses. Tu es un ninja maintenant et tu es en droit de connaître les paroles que te destinait ton père. »
Je n’avais jamais entendu ma mère déclamer un si long discours. Sans que j’aie pu méditer là-dessus, elle me tendit une enveloppe blanche soigneusement collée. Je m’en emparai un peu trop vivement, remerciai ma mère d’un vague signe de tête et filai dans ma chambre. Je bondis sur mon lit et m’assis en tailleur, la lettre entre mes mains tremblantes. J’allais savoir ! J’allais savoir ce qu’il avait voulu me dire, qui il avait été peut-être !
Cependant, au moment d’ouvrir m’enveloppe, mes doigts se figèrent, retenus par une émotion que je commençais à trop bien connaître : la peur. Je me rendis compte que j’espérais inconsciemment des explications concernant ce pouvoir qui m’effrayait, comment m’en servir et le contrôler. Ma peur, c’était que la lettre ne soit que de tristes adieux d’un homme qui n’avait pas connu mes tourments. Ma crainte, c’était que je sois le premier et le seul à avoir cette faculté à laquelle je ne voulais pas penser.
Je restai immobile de longues minutes à contempler le blanc passé du papier, l’index glissé dans l’ouverture, prêt à tirer pour déchirer cette enveloppe qui cachait peut-être des secrets jamais révélés…ou pas.
Tout à coup, la sonnerie du téléphone retentit au rez-de-chaussée, me faisant sursauter et m’arrachant à mes pensées. Deux minutes après, ma mère me criait de descendre. Je dévalai l’escalier tout en m’appliquant à afficher un air le plus neutre possible et attrapai le téléphone au vol pendant que je freinais pour éviter de heurter un mur.
« Allô ? Fis-je, un brin essoufflé.
-Kazuma, c’est Teru, répondit une voix familière. Comment vas-tu ?
-Je vais bien, et toi ? Demandai-je surtout dans un souci de politesse.
-Euh, hésita-t-il, pas trop…on vient de rater une mission avec Michiko, c’est la première fois. Tu penses, sa fierté en a pris un coup.
-La pauvre, compatis-je, ça devait être une mission difficile.
-Pas tant que ça, mais à trois on aurait réussi, expliqua Teru. J’en suis sûr. »
Ne sachant si je devais prendre ça comme un reproche de mon absence ou un compliment sur ma place au sein de l’équipe, je marmonnai une réponse imprécise puis prétextai une occupation urgente pour mettre fin à cette courte communication.
Malgré un effort pour ne plus y penser, les paroles de Teru me hantèrent, tournant dans ma tête sans que je puisse les oublier.
« À trois on aurait réussi. J’en suis sûr. »
Je remontai dans ma chambre et bloquai la porte presque inconsciemment. Je voulais être tranquille. J’allais lire cette lettre, et peu importe si son contenu s’avérait décevant. C’était le dernier héritage de mon père et voyant cela sous cet angle solennel, je me fis la réflexion qu’il était de mon devoir de fils de le lire.
Cette fois sans la moindre hésitation, j’ouvris l’enveloppe.
La missive était rédigée entièrement dans un hiragana appliqué ; on eût dit l’écriture d’un enfant.
Kazuma,
Si tu lis ces mots, c’est que je suis probablement déjà mort. Je voulais t’écrire cet adieu et m’excuser de mon absence. Tu trouveras dans cette lettre l’héritage que je t’ai laissé. Je pense que tu sais à quoi je fais allusion, ou tu le sauras bientôt….
Je lus toute une page de ce genre dont le ton était partagé entre la tristesse de mon père de ne pas pouvoir me connaître et tout ce qu’il me souhaitait. Il espérait que j’aie trouvé ma voie, que j’aille bien… Il parlait aussi de lui, résumant son histoire. J’appris quel avait été le clan de mes ancêtres, comment toute ma famille sauf mon père était morte en combattant les ninjas de Kiri no Kuni, je sus pourquoi Kimimaro avait rejoint Orochimaru, comment il était tombé malade…
Ensuite, je découvris mon « héritage ». Kimimaro avait détaillé tous les jutsus qu’il avait su utiliser et m’avait laissé des conseils pour les reproduire. À lire ses mots, je compris vite qu’il n’avait pas douté un instant de moi, même sans me connaître. Était-ce une confiance teintée d’amour, ou bien de désespoir ? Sans doute quelque chose que je ne saurais jamais.
Les larmes aux yeux, je lus et relus cette dernière lettre presque jusqu’à la connaître par cœur. Je m’imaginais mon père triste et malade écrire ces mots sous le regard amoureux de ma mère, je le voyais combattre des adversaires aux traits mystérieux, comme si je l’avais toujours connu. Je m’échappai du présent pour rêver…